Le prochain génocide sera social, démocratique et convivial

Le prochain génocide sera social,  démocratique et convivial

Une vraie connaissance de la Shoah ne conduit jamais à une concurrence mémorielle parce que les structures du génocide juif relèvent du paradigme planétaire de la modernité dans son rapport à l’essence de la technique, ce que Philosophie de la Shoah nomme renversement de la raison, moyen au service d’une fin. Qu’est-ce à dire?

Alain Finkielkraut a raison: la comparaison des temps présents avec la dégénérescence de la République de Weimar, provoquant l’avènement d’Hitler au pouvoir,  élude la spécificité de notre époque, à savoir la probabilité forte d’un génocide social.

Il ne faudra pas dire qu’on n’a pas été prévenu.

Il ne faudra pas rétorquer qu’on n’avait rien vu venir.

Pourquoi ?

La mondialisation contemporaine de l’existence présente une affinité patente avec le modèle impérial, à ceci près que le modèle panéconomique se présente comme systémique.  «In the past the man has been first; in the future the system must be first.» (Taylor, The Principles of Scientific Management) Ce qui signifie que la structure de la société de marché en général, et de la société du spectacle en particulier, ne relève plus seulement de la loi de l’offre et de la demande, mais d’une dynamique totalitaire. 

Transformant tout en marchandise pour l’une, en événement pour l’autre, lequel devient une marchandise comme une autre, son caractère à la fois virulent et systématique témoigne d’une même logique totalitaire qui soumet et réduit également la question du politique,  l’Etat,  à la communication.

Le paradigme panéconomique est tel qu’il n’est plus interrogé que par les prix Nobel d’économie. Trop complexe pour le commun des mortels, il a installé la scission entre une république représentative et une technocratie qui empile des rapports sur la pertinence des rapports précédents. La coupure est telle que la recherche de bouc émissaire devient hystérique et effrénée, passant de l’arabe au Juif, du Juif au Rom, du Rom aux chômeurs, du chômeur aux fonctionnaires, du fonctionnaire au patronat… dans des cercles discursifs et obsessionnels, inlassablement répétés. Mieux, on en arrive même à faire d’un bouc émissaire le bouc émissaire de l’Autre. Cela marche très bien! C’est un marché porteur! Demandez à d’anciens humoristes ce qu’ils en pensent.

Que faut-il pour faire un bon génocide? Pas de cynisme, ici, mais bien pire; par bon génocide,  je veux dire un génocide qu’on présentera comme légitime, justifié par la raison et par le référendum.

– L’éclatement de la société civile;

– La décadence de la vie publique;

– L’effacement de la vie privée;

– Le renversement complet de la question des valeurs et l’oubli de la question de la connaissance au bénéfice de l’injonction morale, plus facile à comprendre et à vendre pour faire le «buzz (marketing)»;

– Le conformisme et la demande de conformisme, appelée demande de sécurité;

– La croyance en la technique comme moyen neutre au service de l’homme.

Totalisation pour une transparence qui énonce et annonce l’effacement de l’homme par l’homme. Nous n’avons pas encore réussi à faire de l’idée d’humanité le fondement du droit international. La solution à nos maux ne serait ni économique, ni politique, mais juridique.

En ce qui concerne l’éclatement de la société civile, les travaux de Thomas Piketty ont corroboré que le capital, au XXème, se caractérisait, entre autres, par une accentuation des inégalités économiques. Dans les pays industrialisés, les pauvres sont plus pauvres et les riches sont plus riches. On appelle ce phénomène la crise pour le rationaliser, c’est-à-dire le faire accepter.

Depuis longtemps déjà, la décadence de la vie publique se déploie à la fois dans l’impuissance du politique à subordonner la question économique à la question politique, qu’elle soit nationale, européenne ou mondiale. Mieux, elle trouve une seconde jeunesse dans la corruption, le détournement financier, la palinodie, le spectacle affligeant et infantile de la personnalisation à outrance. Quand on n’a plus rien à penser, il ne reste plus que soi à proposer. En France, la cinquième République est le nom de ce drame, histoire d’un autre temps, histoire passée, histoire qui cache l’histoire réelle. Il ne faut pas s’étonner si le mot le plus usité dans l’arène politique est le mot pragmatisme, terrain vague des idées, déchetterie de l’intelligence. Le pragmatisme se veut focalisé sur le principe de réalité, mais il n’y a là ni réalité, ni principe.

Mais la décadence, si elle se focalise sur l’avoir, rate la question de l’être, je veux parler de l’être intelligent. Pas d’élitisme ici, mais l’idée élémentaire qui se contente de parler en pensant et penser en parlant, pour reprendre Montaigne. Sur ce point, la ministre lituanien de la santé nous a gratifié, cet été 2014, d’une saillie verbale qui a fait surgir à son insu le coeur de la modernité: « L’euthanasie peut être un bon choix pour les pauvres, qui en raison de leur pauvreté n’ont pas accès à l’aide médicale.» Une aubaine pour les futures émissions de téléréalité qui seront chargées de sauver celui ou celle qui ne passera pas l’arme à gauche! On s’imagine, crispé et décidé, voter pour celui qu’on veut sauver, tel un Schindler de pacotille, un sauveur du dimanche!

On ne saurait trop recommander à cette virtuose de la formule, à cette intelligence qui se dit simplement, Madame Rimantė Šalaševičiūtė, l’écrit de Jonathan Swift intitulé, Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public. Swift conseillait, dans ce sommet non montagneux de l’humour noir, de manger ses enfants en cas de famine: «Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et, assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera un très bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver.»

L’ordre technologique, plus particulièrement les réseaux sociaux, ont réussi la prouesse de faire de la vie privée une vie privée de vie, c’est-à-dire d’individualités. Tout ce qui est vécu doit être rendu public parce que tout ce qui n’est pas rendu public n’est pas vraiment vécu. Seul le regard de l’autre fonde la vérité de ce que je vis. Mieux, il faut tout transformer en événement, en course folle à l’événement, expliquer l’événement avant qu’il ait lieu, créer l’événement, le scoop avant les autres. Tout, absolument tout peut se vendre, surtout si l’événement ne nécessite aucune réflexion, aucune pensée, mais seulement d’être consommé. Contre culture… quand les mots n’ont plus de sens. Plus besoin des faux-procès staliniens ou de la propagande qui prépare un événement qu’elle présente comme spontané (type Kristallnacht), il suffit de mettre tout sur le même plan, que tout se mélange dans tout pour ne faire plus rien: relativisme absolu qui se nie lui-même parce qu’il est totalitaire.

Ici, les médias de masse se régalent et portent une responsabilité qui n’est pas négligeable. Je comprends que les médias transforment Soral et Dieudonné en marchandise pour vendre du papier non hygiénique au lieu de donner à chacun les armes discursives d’un discrédit. Pour paraître sérieux et pour se faire comprendre, «On fait un papier» (sic) sur Heidegger nazi, sans avoir une quelconque connaissance de la portée de l’analytique existentiale de Sein und Zeit qui renseigne bien plus sur l’existence inauthentique de la modernité que sur le nazisme.

Il n’était pas suffisant qu’on fasse de l’argent avec de la merde, selon la formule de Rousset, il a fallu qu’on fasse de la merde avec de l’argent. Alors, jouissons sur l’étendue et l’insignifiance d’un fait divers s’il a des gros seins, fait divers qui ramène chacun à son propre néant dans la jubilation du partage. L’insignifiance comme exemple, l’insignifiance comme étendard donné à nos enfants.

Libérez Nabilla, 

on s’en fout du Tibet, 

le Tibet, c’est tintin!  

 et le conflit-israëlo palestinien

on comprend rien!

Mieux, toujours mieux. La forme de la société du spectacle n’est plus seulement despotique, au sens de Tocqueville, elle est totalitaire, parce qu’elle condamne socialement ceux qui ne jouent pas son jeu. Il faut prendre la mesure du fait que le terme «intellectuel» est devenu une insulte. Tout se tient. Cette médiocrité, ce néant-néon, tout le monde le demande. Les statistiques des sites internet d’actualité ont fait leur meilleure score sur le dernier fait divers de Nabilla Benattia et de son couteau.

On pense irrésistiblement au dernier homme de Nietzsche, celui qui réclame, pour sa propre satisfaction, sa propre servitude. Le désir est désir du désir de l’autre. Se centrer sur le désir plutôt que sur la culture, sur la consommation plutôt que sur la connaissance problématique conduit à un conformisme moutonnier, rempart contre l’intelligence besogneuse. Alors sonne en nous cette phrase de Kertész, «Les foules ne deviennent pas nazies ou quelque chose de similaire par révolte, mais plutôt par conformisme.» (Journal de Galère) Mais comme le dit Ionesco, quand on sonne, l’expérience nous apprend qu’il y a tantôt quelqu’un, tantôt personne.

Au final, cerise sur le gâteau de la belle modernité (pléonasme, la modernité quand elle est réellement moderne est toujours belle), intellectualisme le plus naïf, on fait de la technique la panacée du progrès, de la science le monopole de la vérité. On se pâme sur la sonde Rosetta comme prouesse et miracle, puissance du nain spatial et du géant temporel qu’est l’homme. Aucune réflexion sur le sens de la technologie qui s’impose à tous et impose à l’homme des conditions d’existence qui relève de l’instrumentalisation.

La notion scientifique de protocole, qui a envahi le secteur du travail dans le secteur privé, déclenchant les premiers suicides au travail, est passée sans tambour ni trompette dans le secteur public, fin des années 90, avec les mêmes suicides au travail,  investit aujourd’hui le monde de l’éducation. Renversement du rapport de l’homme, non pas à la technique, mais plutôt à l’essence de la technique que Heidegger a été le seul à signifier.

Mais on ne lit pas ce nazi d’Heidegger comme on ne lit pas cet antisémite de Céline. On ne lit pas le Coran quand on n’est pas musulman, ni le Talmud comme on n’est pas Juif. D’ailleurs on ne lit pas. La littérature, ça sert à rien. On gagne rien à lire!

Les ingrédients sont présents, omniprésents, totalisants. Les fours ne sont pas loin. Point de détail de l’histoire. Truc de Juif. Le génocide social sera spectaculaire et convivial ou il ne sera pas.

Et vous savez ce qui sera le plus fort, le plus dément, c’est qu’il passera par la démocratie pour se légitimer: «Il n’est pas totalement inconcevable que, dans l’avenir pas si lointain d’une économie automatisée, les hommes pourraient être tentés d’exterminer tous ceux dont le quotient intellectuel est inférieur à un certain niveau.» (Arendt, Eichmann à Jérusalem). Peut-être que Hannah Arendt se trompe dans la cible du génocide: ces élites, ces penseurs, ces réactionnaires, ces casseurs de vide mériteraient qu’on utilise leur intelligence pour qu’ils nous laissent en paix. On commence toujours par les intellectuels.

«Il est tout à fait concevable, et même du domaine des possibilités pratiques de la politique, qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée  en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire à la majorité – que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties.» (Arendt, L’impérialisme).

Mais la plus belle ironie, la dernière ironie est que cette modernité  nous protège des fanatismes, des intégrismes religieux.  Cette modernité me donne le droit de ne pas avoir la tête tranchée par celui qui considère qu’une idée peut justifier un assassinat.

Décidément, Cioran avant raison, l’homme moderne bricole dans l’incurable.

La modernité ne va-t-elle pas devenir une croyance plus dangereuse que les autres?

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

2 réflexions au sujet de « Le prochain génocide sera social, démocratique et convivial »

  1. Réflexion passéiste faisant suite aux vôtres: on serait bien plus tranquilles si la modernité était authentiquement inexistante plutôt que inauthentiquement existante ! Mais voilà: on ne peut pas faire abstraction des trois décennies (1914-1945) qui ont fait basculer notre monde dans la facticité (l’inauthenticité) systématique …

  2. Un brin de sarcasme pour débuter la soirée.
    Il faut impérativement équilibrer l’offre et la demande sur le marché de l’emploi. Si la demande dépasse l’offre, il faut importer des travailleurs. Par-contre, si la demande est inférieure à l’offre, il faut se débarasser de la population excédentaire afin d’assurer la survie du reste de la population.
    Dans les pays pauvres, il vaut mieux manger ces individus excédentaires afin de pallier au manque de nourriture en général et de protéines en particulier.
    Dans les pays riches, par-contre, le cannibalisme étant socialement inacceptable, l’euthanasie est préférable. Cette option d’ailleurs profitera également à l’économie locale – confiscation des biens, main-d’oeuvre, recyclage des matières premières.

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