- L’apologie
L’homme qui a dit non, article de Gitta Sereny, février 1982.
En juin 1944, le docteur Hans Münch était chercheur pathologique SS dans un institut nazi proche d’Auschwitz lorsque le commandant du camp lui ordonna de prendre son tout sur la rampe pour procéder à la sélection nocturne des prisonniers aux chambres à gaz.
Münch a dit non.
Il a déclaré à la télévision autrichienne : « Rien n’aurait pu me contraindre à accepter. » Et, plus frappant encore, il a ajouté : « Je ne crois pas que quiconque au sein de la SS ait été forcé de faire ce qu’il a fait. »
En juin 1943, des épidémies de typhoïde et de typhus firent des ravages parmi les 100 000 travailleurs forcés d’Auschwitz, et commencèrent à mettre en danger 7000 gardes SS.
Comme en étrange écho à mes conversations avec Stangl, bien des années auparavant, Münch m’a expliqué que tous les officiers SS, en particulier les médecins, parlaient sans relâche de la « Solution finale » – « plus ouvertement, plus librement qu’à l’extérieur ». Beaucoup, a-t-il insisté, tout en se disant convaincus de la nécessité de supprimer les Juifs de la société européenne, déploraient les gazages ; ils auraient préféré une réinstallation dans des régions reculées, comme Madagascar.
Mais, à l’inverse, il n’a pas hésité à me parler de Josef Mengele, le médecin-chef d’Auschwitz – c’état là-bas le seul médecin SS avec qui cela valait la peine de discuter » -, qui, m’a-t-il dit, « considérait les gazages, sans haine ni fanatisme, comme la seule solution rationnelle, et soutenait, tout aussi rationnellement, que le gazage des prisonniers étant de toute façon imminent, il n’y avait tout simplement aucune raison de ne pas les utiliser d’abord pour des expériences médicales ».
Ce fut à la mi-1944 qu’il se sentit finalement obligé de prendre position. Le nouveau commandant du camp, ayant vu que les médecins SS d’Auschwitz étaient surmenés, avait décidé que les deux chercheurs de Rajsko, qu’il jugeait avoir été suffisamment choyés comme ça, prendraient désormais part à la sélection.
« J’ai fait le voyage jusqu’à Berlin, où j’ai dit à mon chef de département que ce genre d’acte allait à l’encontre de mes principes éthiques et que je refusais. Il m’a demandé qui m’avait ordonné de m’en charger, et a ajouté que je n’y étais certainement pas obligé. »
Quelques semaines plus tard, le jeune assistant de Münch, le docteur Delmod, refusait à son tour.
« Mais ils l’ont convaincu à l’aide d’une méthode tout en douceur et en subtilité. »
Cette méthode était la suivante : au début, les autorités acceptèrent de l’excuser, si lui-même acceptait de se charger d’un double travail supplémentaire, à côté de son travail de l’institut ; ensuite, comme ce qui équivalait à un triple service l’épuisait, on finit par le convaincre de changer d’avis, avec l’aide de sa jeune épouse qui avait été invitée à séjourner au camp. En fin de compte, Delmod prit part aux sélections. Il s’est suicidé juste après la fin de la guerre, et l’on sent chez Münch un profond sentiment de culpabilité devant le destin de son confrère.
Le procès de quarante médecins SS d’Auschwitz s’acheva à Cracovie le 22 décembre 1947. Vingt-trois d’entre eux furent condamnés à mort, dix à des peines de réclusion de trois à quinze ans. Münch fut le seul acquitté : dix-neuf anciens prisonniers avaient témoigné en sa faveur.
Depuis lors, il n’a pas cessé de s’interroger et de permettre qu’on l’interroge, processus qui – son épouse me l’a dit – a réduit à néant leur vie de famille et la relation avec ses enfants. »
2. Le réquisitoire
Article de Libération du 5 octobre 1998
Par Lorraine Mollot
Médecin d’Auschwitz, sans remord. Hans Münch a confié au «Spiegel» ses souvenirs du camp d’extermination.
«C’est un aimable monsieur de 87 ans, commence l’article. Plein de prévenances pour ses visiteurs, toujours prêt à vérifier que rien ne leur manque, pendant qu’il raconte comme c’était laborieux de brûler les juifs.» Dans son dernier numéro, passé inaperçu en Allemagne dans le fracas des élections, l’hebdomadaire Der Spiegel publie un témoignage d’une force terrible sur l’horreur nazie et l’absence de remords qui peut encore animer certains acteurs un demi-siècle plus tard.
Bruno Schirra, journaliste indépendant, a retrouvé la trace du dernier médecin nazi d’Auschwitz encore en vie, Hans Münch, retiré dans un village tranquille de l’Allgäu, au sud de l’Allemagne. Sur un ton détaché, enfoncé dans son fauteuil, sous un crucifix, le vieil homme lui a raconté la sélection des juifs à Auschwitz, les expérimentations médicales pratiquées sur les détenus, le passage dans les chambres à gaz, l’incinération des corps: «Les juifs étaient empilés en tas et se carbonisaient. On n’arrivait pas à les faire brûler. Mais c’était un problème technique qui a naturellement été résolu.»
La nouveauté de ce témoignage ne porte pas tellement sur les faits, déjà bien connus, mais sur le ton tranquille et satisfait avec lequel Hans Münch raconte Auschwitz. «J’ai pu faire sur des êtres humains des expériences qui d’ordinaire ne sont possibles que sur des lapins, se félicite-t-il. Ce fut un travail important pour la science.» Münch était chargé de recherches sur les rhumatismes ou la malaria, travaux qui consistaient à inoculer des maladies à des êtres sains. Le travail était supervisé par Josef Mengele, le plus sinistre médecin d’Auschwitz, qui a réussi à échapper à la justice après la guerre. «Un compagnon des plus sympathiques, affirme Münch. Je ne peux dire que du bien de lui.»
Petit médecin de campagne qui s’ennuyait à soigner les «paysans bornés» de l’Allgäu, Münch a confié avoir fait jouer ses relations pour être embauché en 1943 à l’«institut d’hygiène» d’Auschwitz. «Les conditions de travail étaient idéales, un laboratoire avec un équipement excellent et une sélection de scientifiques de renommée internationale.» A Auschwitz, Münch avoue s’être senti comme un «roi»: «Vivre tranquillement à un endroit où des centaines de milliers d’être humains sont gazés, on s’y fait très vite. Ça ne m’a pas pesé.»
Bruno Schirra explique s’être intéressé au cas de Münch car il a réussi après la guerre à se forger un mythe de «bonne âme d’Auschwitz». Après la libération du camp, Münch n’a fait que dix mois de détention préventive, puis a été relâché par le tribunal de Cracovie chargé des procès d’Auschwitz: Münch s’est montré «bienveillant envers les détenus, les a aidés et s’est par-là mis lui-même en danger», a attesté le tribunal.
En réalité, plus d’un demi-siècle plus tard, Münch exprime encore un antisémitisme virulent. Au journaliste venu lui rendre visite, il lance une tirade contre les «juifs de l’Est»: «Une racaille abominable. Ils étaient tellement dressés à la servilité qu’on ne pouvait même plus les qualifier d’êtres humains.» N’a-t-il tout de même pas un fond de mauvaise conscience? «D’avoir été là-bas? A posteriori, bien sûr que non», répond Münch. Son épouse, qui tente de détendre l’atmosphère de l’entretien en apportant gâteau ou tartines salées, s’exclame au milieu du récit d’horreurs de son mari: «Mon Dieu, comme j’ai honte d’être allemande!» Münch rétorque: «Moi pas.» Sans un soupçon de remords, il inflige encore le récit de l’agonie des juifs dans les chambres à gaz » qu’il observait par une petite lucarne. Il décrit les déportés ouvrant la bouche pour happer l’oxygène qui se tarit progressivement, mime les gestes des mourants et imite le bruit de l’agonie: «Comme un bourdonnement dans une ruche.» Sur le pas de la porte, le journaliste ose encore une dernière question: «Qu’est-ce qu’Auschwitz a signifié pour vous?» La réponse est sans appel: «Rien.»
Depuis sa publication, il y a une semaine, de ce témoignage, Bruno Schirra dit avoir reçu de nombreuses réactions de l’étranger, de Hongrie, des Etats-Unis ou de France. D’Allemagne, aucune.