« Que des millions d’entre nous sont employés, comme la chose la plus naturelle, à co-préparer la possible liquidation de populations, peut-être même de toute l’humanité, et aussi à la co-réaliser « en cas de conflit »; et que ces millions de gens acceptent et remplissent ces « jobs » avec autant de naturel qu’ils leur ont été proposés ou distribués. La situation actuelle ressemble donc, de la plus épouvantable manière, à celle d’antan. Ce qui s’était appliqué à l’époque, à savoir que les employés remplissaient leurs fonctions de manière consciencieuse,
– parce qu’ils ne voyaient plus rien d’autre en eux-mêmes que les pièces d’une machine ;
– parce qu’ils prenaient à tort l’existence et le bon fonctionnent de celle-ci pour sa justification ;
– parce qu’ils demeuraient les « détenus » de leurs missions spéciales et restaient donc séparés du résultat final par une quantité de murs ;
– parce que, en raison de ses énormes dimensions, ils étaient rendus incapables de se le représenter ; et en raison de la médiateté de leur travail, incapables de percevoir les masses d’être humains à la liquidationn desquels ils contribuaient ;
– ou bien parce que, comme votre père, ils exploitaient cette incapacité, tout cela s’applique encore aujourd’hui. Et s’applique même aujourd’hui aussi – ce qui rend tout à fait étroite la ressemblance entre la situation actuelle et celle d’alors -, que ceux qui se refusent à une telle participation, ou qui la déconseillent à autrui, deviennent déjà suspects de haute trahison.
Tout cela vaut donc pour aujourd’hui aussi, peu importe que ce soit encore, ou à nouveau déjà.
Remarquez-vous une chose, Klaus Eichmann1 ? Remarquez-vous que le prétendu « problème Eichmann » n’est pas un problème d’hier ? Qu’il n’appartient pas au passé ? Que pour nous – et disant cela, il y a vraiment très peu de gens que je puisse exclure – n’existe pas de motif pour se montrer arrogants au regard d’hier ? Que nous tous, exactement comme vous, sommes confrontés à quelque chose de trop grand pour nous ? Que nous tous refusons l’idée de ce trop grand pour nous et de notre manque de liberté face à lui ? Que nous tous, par conséquent, sommes également des fils d’Eichmann ? Du moins des fils du monde d’Eichmann ? 2»
1Extrait de la correspondance qu’Anders entretient avec le fils d’Adolf Eichmann (sans réponse de sa part).
2G. Anders : Nous, fils d’Eichmann, Editions Payot et Rivages, 2003, p. 103-105.