Dialogue entre un philosophe du management et un philosophe de la Shoah (II)

Cher Baptiste ;

Si loin si proche, disiez-vous, quand je constate que ce qui nous lie est bien plus profond que ce qui nous sépare. Bien plus, ce qui nous sépare s’annonce, dans les échanges à venir, passionnant, et vecteur de dia-logue et sens, antithèse de la communication panorganisationnelle.

Votre livre est de ceux qu’on reconnaît comme faisant de la famille des penseurs. Ils sont rares les penseurs de la technique de nos jours. Très rare. C’est ainsi que j’ai traversé votre livre en terrain connu, non pas dans une pensée stéréotypée, mais dans ce qui est à l’oeuvre aujourd’hui, et dont le dévoilement a été suraigü, pour moi, depuis mon travail sur la Shoah.

Permettez-moi donc quelques familiarités, pas celles qui relèvent de la goujaterie et de la tape sur l’épaule, mais celles qui renvoient à l’amitié chez Aristote, un espace où l’autre rend possible une parole libre, non jugeante, empathique.

Le management est la solution finale à la question de l’Être, belle résurrection de ce qui était à l’oeuvre dans la Shoah. Permettez-moi d’insister sur un paradoxe paroxystique : le mouvement panorganisationnel rend nécessaire le processus perpétuel, le coup d’Etat permanent à l’exception de l’homme. Le seul être qui avait à se faire, le seul être qui demandait à ex-sister son être comme un processus, on en fait un résultat, une production. Sur ce point, la lecture de Günther Anders me paraît radicale et importante.

Je vous rejoins sur la totalité de vos thèses, audacieuses, qui ouvrent des chemins dans lesquels on a envie de s’en-gouffrer pour éprouver la profondeur des abîmes. Cette organisation autoréférentielle, immanente à elle-même relève de ce que Heidegger nomme le technicisme métaphysique (ma traduction du terme Gestell) ou de ce qu’Anders nomme le renversement ontologique dans L’Obsolescence de l’homme. Votre distinction entre l’organisationnel et l’institutionnel est fondamentale.

Sur la relation de la cybernétique au Management, la lecture de l’Eve Future de Villiers de l’Isle Adam est une pépite ! Vous y trouverez une confirmation de vos thèses. Livre magnifique, transfiguration du symbolisme littéraire, un Lautréamont de la cybernétique.

Sur le rapport du Management au « pan » et à sa dimension totalitaire, une virulence ultime me paraît se trouver dans la 25ème heure de Virgil Gheorgiu. Il y a là tellement de densité spéculative que l’extermination de l’homme que vous évoquez trouvera un relief qui relèvera autant de l’abîme que des cimes.

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Commençons par cette idée de mouvement panorganisationnel, mouvement fractal. J’entends plutôt bien le lien avec la cybernétique et la pensée juive de la renaissance, reliée au mythe du Golem. Wiener aurait très bien pu citer l’hénologie plotinienne ou, sans doute avec plus de justesse, la doctrine stoïciennne de l’oikeosis comme déploiement panorganisationnel.

J’aimerais discuter avec vous de vos deux assertions générales : la philosophie grecque est dans son essence antitechnicienne et le judaïsme déploie une conception hégémonique de la technique. Sur la relation entre la pensée grecque et la techné, l’équivocité du concept de techné ne facilite pas les choses, particulièrement chez Platon, où il est dévalorisé, dès l’instant où Platon le met en rapport avec la rhétorique définit comme techné. Or, ce qui sauve la philosophie de ne pas être qu’une techné, au détriment d’une certaine puissance immanente, est le rapport à la transcendance et aux Idées-Formes. Nous pourrons rediscuter beaucoup plus précisément de la question, si elle vous intéresse. De même, la chrémastitique aristotélicienne est le lieu d’une « expérience technique », dont la dynamique ne peut être systémique, vu la conception aristotélicienne de la polis, comme nature et telos.

Est-ce que le judaïsme de la renaissance, attentif à une relecture du Talmud, est représentatif de l’essence de la parole juive ? Question équivoque par excellence, vu le statut du texte et de l’interprétation dans la pensée juive. Comme vous l’avez compris dans la lecture de philosophie de la Shoah, je ne crois plus qu’il y a une opposition irréductible entre la pensée grecque et la parole juive.

Il me paraît contestable que l’Etre soit absolument transcendant dans le Talmud, dans la mesure où il est donné au Sinaï et que cette donation suppose une distance, symbolisée par la deuxième lettre de l’alphabet hébreu comme commencement. Ici, tout se passe comme si le texte hébreu distinguait un ordre ontologique et un ordre ontique. Sur ce point la lecture que Ouaknin fait des dix commandements (qui ne sont ni dix, ni commandements) est tout à fait éclairante.

Sur l’absence d’hégémonie de la technique dans la parole juive, je vous renvoie à deux textes où la technique doit être pensée comme moyen si elle ne veut pas être perverse. Il y a identité entre l’analyse de la technique comme fond, ce que Heidegger nomme « Gestell » et l’analyse du nombre comme fin en soi dans « Exode 30-12 » et surtout dans «Samuel 24 ». Il y a là un espace herméneutique relativement inexploré.

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J’attends avec curiosité la publication de votre second volume sur Heidegger et la question du Management.

Au plaisir de vous lire.

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

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