Pierre et la banalité du bien

1942. Pierre débarque ici à la fin de l’automne, lorsque le ciel pleure d’humiliation d’avoir à coiffer un pareil pays, lorsque la terre en dégueule de honte sa boue liquide, lorsque les pierres et les arbres en gémissent de rage et d’impuissance. Les seuls encore capables de gémir. C’est l’époque des grands massacres, des jours gris, des aubes noires où les kommandos passent la porte avec un ordre précis: tuer. L’orchestre sonne l’hallali, la sentinelle de la porte pointe sa liste, les kapos attendent. Et le soir, au retour, l’orchestre, toujours présent, joue. Bombez le torse, les amis! Pas cadencé, tête droite! A l’arrière, les porteurs ramènent les cadavres du jour, frais massacrés comme frais pondus. Trois au Strassenbau, cinq au Kohlenplatz (le stockage du charbon), deux au Holzhof (la réserve de bois). Joue orchestre, marche camarade, attaque du pied gauche le boum de la grosse caisse. Fin du travail, fouille, la caravane passe, les morts suivent, se ressemblent tous.
Début 1943, sélection tous les dimanches matin , avant la soupe bien entendu, pas de petites économies pour le Saint Empire SS romain germanique. On ne va quand même pas nourrir des gus qui seront morts dans l’après-midi.

et, un dimanche, ça tombe sur Pierre. Le SS de service se sent un peu las ce matin. Gretchen a sans doute été exigeante, cette nuit. un peu perverse peut-être aussi. Lui n’est pas pervers, pas dépravé, seulement las, fatigué, cette guerre qui dure, qui dure… Alors, il s’adresse à Pierre.

– Aujourd’hui, c’est toi le Français qui feras la sélection.

Immobile, Pierre, béret bas, reçoit l’ordre comme un cataclysme. Toujours au garde-à-vous, nu tête, le regard à vingt pas, il répond, très las, lui aussi.

Nein, Herr Oberscharführer, non, je ne le ferai pas.

Le SS se gratte l’oreille droite. Tiens, pense-t-il, j’ai un problème d’audition.  J’ai mal entendu ou quoi? Un Häftling refuserait d’obéir?

Bis repetita.

Le sous-off dévisage le Français, l’examine en tournant autour de lui, dénude mentalement la carcasse du dessinateur, compte les côtes bien nettes, calcule les heures qui lui restent à vivre.

L’Allemand joue avec sa badine, tapote sa botte noire de cirage.

Décidément, il est très fatigué ce matin.

– Comme tu voudras, mais tu passeras au gaz le premier.

– A vos ordres, Herr Oberscharführer, j’irai au gaz le premier.

Fin 44, Pierre est encore en vie. Des hommes et des femmes de cette trempe, on en trouve quelques-uns. Plus nombreux qu’il ne semble au premier abord. Des gens simples qui ont dominé la peur de la peur. Mourir n’est rien. Un souffle qui s’éteint, point final. C’est la peur qui est terrible.

 

Bialotp.85-86-87.

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

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