Noir et blanc. Les louvoiements entre les deux obligations: « Obéir aux autorités » et « aimer son prochain comme soi-même », étaient dépassés. Le moment était venu pour les gens du Chambon de proclamer leur position morale sans équivoque mais sans haine ni violence non plus.
Enfin, le sémillant Lamirand perdit de sa superbe, pâlit, et tout « chic » disparu, dit: « Ces questions ne me regardent pas. Adressez-vous au préfet de votre département. » Puis il s’engouffra dans son auto pour fuir loin de ces protestants aux yeux de braise.
Le préfet Bach était furieux et savait exactement vers qui diriger sa colère. Au lieu de s’adresser aux jeunes gens, il dit: « Pasteur Trocmé, ce jour doit être un jour d’harmonie nationale. Vous semez la division! »
Trocmé ne chercha pas à nier la responsabilité d’avoir organisé cet affrontement. Il répondit: « Il ne peut être question d’harmonie nationale lorsque nos frères sont menacés de déportation. »
Le préfet répliqua: « Il est exact que j’ai déjà reçu des ordres et que je les exécuterai. Les Juifs étrangers qui résident en Haute-Loire ne sont pas nos frères. Ils n’appartiennent pas à votre Eglise ni à votre patrie! D’ailleurs, il n’est pas question de déportation. »
Trocmé demanda: « De quoi s’agit-il alors? »
– Mes renseignements proviennent du Maréchal lui-même. Or, le Maréchal ne ment pas! Le Führer est un homme intelligent. De même que les Anglais ont créé en Palestine un foyer sioniste, il a ordonné de regrouper tous les Juifs d’Europe en Pologne. Là, ils auront des terres, des maisons, ils mèneront la vie qui leur convient et cesseront de corrompre l’Ouest. Dans quelques jours, mes services viendront recenser les Juifs résidant au Chambon. »
Trocmé répondit: « Nous ignorons ce qu’est un Juif. Nous ne connaissons que des hommes. »
Alors, en cette minute de vérité, le préfet essaya de paralyser Trocmé et Le Chambon avec l’autre arme dont disposait Vichy: maintenant que le brouillard moral du doute sur le bien et le mal était dissipé, il utilisa la menace et la force brute. « Monsieur Trocmé, dit-il lentement, vous feriez bien de vous méfier… Si vous n’êtes pas prudent, c’est vous que je serai obligé de faire déporter. A bon entendeur, salut. » Et il partit.
A cette époque-là, les grands camps d’extermination comme Auschwitz, Maidanek, où l’on humiliait, torturait et tuait des millions de Juifs et d’autres, étaient inconnus des gens du Chambon, y compris de Trocmé. En fait, l’extermination des Juifs (et celle des Tziganes) était bien en cours, mais tout ce que savaient les Chambonnais était qu’ « il est mal de livrer un frère qui a mis sa confiance en vous. ça, nous refusons de le faire. »
Trocmé n’en savait guère plus mais il comprenait ce qui était en jeu. La politique de Nacht und Nebel, de Nuit et Brouillard, des Allemands à propos des Camps de la Mort était efficace. Le brouillard jeté par les nazis sur les camps venait d’ailleurs en partie d’histoires comme la création d’un Etat sioniste en Pologne. Trocmé remarque dans ses notes: « De nombreux Français se laissèrent tromper en 1942. »
Cette phrase va loin, psychologiquement. Les Chambonnais, eux, aidés par Trocmé, refusèrent de « se laisser tromper ». Trocmé en savait suffisamment sur le nazisme et se souciait assez de ses victimes pour comprendre ce que les nazis faisaient – quoi que cela pût être- n’était pas pour le bien des Juifs. Il n’en savait peut-être pas plus sur le nazisme que la plupart des Français – l’antisémitisme d’Hitler n’était un secret pour personne en Europe – mais lui se souciait assez des victimes pour comprendre ce que livrer les Juifs aux Allemands signifiait pour eux. Ce souci venait en partie du commandement de saint Jean: « Aimez-vous les uns les autres », mais aussi d’un entêtement, d’une force d’âme, d’un refus d’abjurer – nous retrouvons ce mot crucial – d’un engagement. Les Chambonnais s’étaient engagés à abriter des Juifs. Toutes les menaces du gouvernement ne pourraient les faire renier cet engagement.
Pour eux, il n’y avait pas de brouillard parce que le souci qu’ils avaient d’autrui leur permettait de voir ce qui arrivait à leurs « frères ». Ce souci leur permettait de voir, d’agir et d’être fermes. Les attentistes jouaient peut-être au bridge avec des amis qui étaient des collaborateurs de Vichy et organisaient la déportation des Juifs étrangers et ne se souciaient pas des victimes du nazisme. Ce mélange bizarre de connaissance lucide, de sensibilité à la souffrance d’autrui, de volonté obstinée, dissipa pour les Chambonnais le Nuit et Brouillard qui obscurcissait l’esprit de tant de gens en Europe et dans le monde en 1942.
Dans leur lettre au ministre (probablement écrite par Trocmé ou du moins en grande partie rédigée par lui, mais, là encore, son autorité était si diffuse qu’il est difficile d’y voir clair), les élèves mentionnaient l’incident du Vélodrome d’Hiver à Paris. Ils commençaient leurs observations par une description de la rafle qui avait eu lieu trois semaines avant la visite de Lamirand au Chambon. Les 16 et 17 juillet 1942, les Juifs étrangers et apatrides de Paris furent arrêtés par la police française sur ordre des Allemands.
Environ 28 000 Juifs furent arrêtés. Les gens seuls et sans enfants furent envoyés au camp de concentration de Drancy, à cinq kilomètres au nord de Paris, où les conditions de vie étaient atroces. Les familles avec des enfants furent transportées en autobus jusqu’au Vélodrome d’Hiver. Certains Juifs comprirent qu’ils allaient vers leur mort et se suicidèrent avant l’arrivée de la police. Un docteur tua toute sa famille puis se donna la mort avec des piqûres de strychnine.
Des ampoules nues éclairaient chichement l’immense Vel’ d’Hiv’ à la verrière peinte en bleu. Très vite, les cabinets furent hors d’usage et, par ces chaudes journées estivales, la puanteur devint insupportable. D’abord les gens firent leurs besoins parmi les excréments, mais bientôt cela même devint impossible et ils durent se soulager en public. L’air n’était pas renouvelé et la poussière, mêlée à l’odeur, le rendait irrespirable. Il n’y avait pas d’eau, ni pour boire, ni pour se laver. Des femmes couraient en hurlant, suppliant qu’on les tuât, et il y eut des suicides réussis.
Pendant tout ce temps, la police française manifesta une indifférence presque totale, même à l’égard des 4 501 enfants. Les pleurs des enfants remplissaient le stade. Dans le récit le plus complet publié sur ces huit jours terribles, La Grande Rafle du Vel’ d’Hiv’ de Claude Lévy et Paul Tillard, un témoin oculaire raconte: « Je n’oublierai jamais une petite fille. Elle était malade. Les yeux accrochés à mon visage, elle me suppliait de dire aux soldats de la laisser sortir. Elle avait été sage pendant toute l’année; elle ne méritait pas d’aller en prison. »
Pas un seul enfant ne survécut à cette rafle et à la déportation à Auschwitz qui suivit.
Il est impossible de savoir exactement ce que Trocmé et les Chambonnais connaissaient de cet épisode un mois plus tard. Mais le destinataire de leur lettre, Georges Lamirand, lui, ne pouvait l’ignorer. Il était à la tête du secrétariat général à la Jeunesse et avait envoyé des jeunes gens en uniforme au Vel’ d’Hiv’ pour nettoyer un peu et porter sur des brancards ceux qui étaient grabataires. Un journal de l’époque, Au pilori, avait traité cette aide de « honteuse » et de « détestable servitude ». Il est d’ailleurs possible que cet article, écrit le 23 juillet, quelques semaines avant la visite de Lamirand, ait été lu au Chambon.
Mais une chose est certaine: au contraire des 9 000 policiers français et bien d’autres gens, les Chambonnais se sentaient concernés par ce qui s’était passé mais ils ne se contentaient pas de compatir aux souffrances des victimes, ils en tiraient des leçons pour des actions futures.
Ibid, p.147 à 152.