Le four et les pauvres

Je suis à l’air libre. Et j’avoue que je préfère m’arrêter à nouveau devant le four plutôt que devant la table aux carreaux jaunis sur laquelle je crois voir des gants de caoutchouc qu’une main soignée va encore une fois enfiler. En dépit de toute son horreur, le four est quand même plus propre; au fond, le chauffeur qui s’en occupe n’est qu’un fossoyeur. Il est peut-être borné mais il n’est pas absolument nécessaire qu’il soit également inhumain. Etant donné son penchant si profond pour l’homicide , son plaisir si outrecuidant devant la souffrance des autres et devant le sang des autres, l’humanité a besoin d’un certain nombre de fossoyeurs; c’est une profession comme une autre. Au contraire, la main gantée de rouge couvrait les carreaux jaunis d’une atmosphère criminelle qui est encore aujourd’hui sensible au-dessus de la table froide, isolée au centre de la pièce. Je tourne autour de la baraque en me demandant ce que je voudrais. Je voudrais que le temps s’arrête, que l’après-midi ne finisse pas, qu’il dure ainsi sans fin; en même temps, j’ai conscience qu’en réalité l’après-midi passe paisiblement et qu’on est encore loin du soir. Les gens sont à l’intérieur de la baraque si bien que l’endroit est maintenant désert, à gauche et à droite, des escaliers montent, raides, jusqu’à la première terrasse et jusqu’au ciel clair. Et c’est bien ainsi car je ne souhaite ni conversation, ni parole, ni personne. Cependant, je sais que je viens de prêter l’oreille à leurs exclamations étouffées, prêt désormais à me révolter contre les soupirs et les hochements de tête comme contre l’observation calme et raisonnable. Auparavant, dans la foule, une voix de femme a demandé : Qu’est-ce que c’est que ça? Une voix d’homme a répondu  Le four Alors la même voix de femme a dit: Les pauvres. Tout autour, les gens se sont levés sur la pointe des pieds pour voir les cendres et les morceaux d’os dans les pots, quant à moi, il me semble toujours inconcevable qu’on puisse devant ce four si imposant, demander de quoi il s’agit; en même temps, cette légèreté me calme et me confirme dans l’idée que la conscience s’éveille à un rythme désespérément lent. C’est-à-dire que je suis plutôt satisfait de constater que le monde des camps est incommunicable même si je ne peux pas dire que cette idée me soulage.

Lui: Le four.

Et elle: Les pauvres.

 

Boris Pahor, Pèlerin parmi les ombres, p.57-59.

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.