Où est passé le génocide Tzigane?

Les historiens estiment que 500 000 Tziganes ont péri dans les cinq camps d’extermination et dans les camps de concentration.

Le Porrajmos tzigane est moins systématique que le génocide juif, puisqu’il concerne essentiellement les Tziganes de la Grande Allemagne de 1940, Autriche et Bohème-Moravie intégrées au grand Reich.

Le 24 décembre 1941 est la date qui scelle leur extermination. Presque aussitôt, une première opération de gazage est effectuée à Chelmno.

En raison de ses rhumatismes politico-cérébraux, l’Europe, depuis 70 ans, s’est penchée avec difficulté, voire avec une plate indifférence, accompagnée d’un soupir las, sur cet événement à part entière,

Autant la Shoah semble relever d’une forclusion de ce qui fait problème, en s’obsédant dans un devoir de mémoire sans connaissance des structures même de la Shoah, autant le Porrajmos Tzigane relève d’une indifférence taiseuse concernant des individus sans Etat, déchet non recyclable de l’Europe, peuple sans messie et sans histoire, en dehors des histoires de voisinage.

Il est remarquable que la pseudo-polémique négationniste sur l’utilisation des chambres à gaz concerne essentiellement l’extermination des Juifs, non celle des Tziganes.

Les passages du Journal de Rudolf Höss, responsable du camp d’Auschwitz-Birkenau, sur les Tziganes constituent une introduction notable à la bouffonnerie tragique de leur extermination: « Ils m’ont causé à Auschwitz beaucoup de soucis, ils n’en étaient pas moins mes détenus préférés (…) » Déclaration affective à coeur ouvert, vraiment attendrissante…

A Auschwitz-Birkenau, trois acmés constituent des entrées à part entière dans la Shoah: le génocide des Tziganes, le gazage du camp-simulacre, installé sur Birkenau pour les inspections de la Croix Rouge (pour des déportés Juifs de Theresienstadt) et la révolte du Sonderkommando du 7 octobre 1944.

La liquidation du camp des Tziganes est évoquée dans les écrits des survivants des camps. Rudolf Vrba et Filip Müller, entre autres, en donnent une description précise.  Contrairement à la plupart des Juifs, les Tziganes, ayant longuement senti l’odeur de la chair brûlée, dans la vie qui partait en fumée près de leur camp, savaient ce qui les attendait. L’espoir d’être un peuple élu leur était absolument étranger.

Ainsi, toutes les évocations historiques s’accordent sur la difficulté de faire entrer les Tziganes dans les chambres à gaz:  cris, refus, escapades, marchandages… La vie ne se rend pas pour si peu, même au bord du gouffre, elle revendique son droit, son affirmation. Il fallait tirer davantage, battre davantage, abattre davantage, repousser toutes les tentatives de corruption, de chantage.

Le 2 août 1944, 2897 femmes, enfants et hommes furent transportés à la chambre à gaz et tués. Le camp des Tziganes, Birkenau, secteur BIIe, Lagersperre (défense d’entrer au camp et d’en sortir),  cessa d’exister le 2 août 1944. Ici encore, les pages de Höss se passent de commentaires: « Il n’était pas facile de les faire entrer dans les chambres à gaz. Je ne l’ai pas vu moi-même, mais Schwarzhuber m’a affirmé qu’aucune extermination de Juifs n’avait été aussi difficile. Pour lui cette exécution étaient particulièrement pénible, car il les connaissait bien presque tous et avait entretenu avec eux de bons rapports. »

Filip Müller, Sonderkommando d’Auschwitz, se souvient avec sidération de ce moment unique dans l’histoire de Birkenau: « Au début du mois d’août 1944, les nazis commencèrent à exterminer les tziganes, en tant que « représentants de races ennemies ».  Avant de les envoyer à la chambre à gaz, on en transféra un grand nombre dans d’autres camp; il en survécut peut-être à peine 3000 (…)  Je remarquai alors un spectacle inhabituel que je n’avais encore jamais observé dans l’antichambre de la mort. De nombreux hommes serraient passionnément leur femme dans leur bras dans une ultime étreinte sexuelle. C’est ainsi qu’ils donnaient le dernier adieu à l’être le plus cher qu’ils avaient au monde – et aussi à leur propre existence. » 

Comme les Tziganes n’ont pas d’Etat, aucune « réparation » n’a été faite par l’Allemagne après le Génocide. Double négation du droit de vie de l’individu et de la reconnaissance de sa destruction. Pas de mémoire écrite chez les Tziganes, de sorte que la mémoire qui perdure est la mémoire orale. Jan Yoors écrit dans son livre que « les Tziganes n’ont pas, comme les Juifs, une conception messianique du monde, ni la conscience d’un glorieux passé. Les traditions orales ne s’étendent pas au-delà de quatre, au maximum cinq générations, et elles s’éteignent à la mort d’un ancêtre que personne n’a connu vivant. Il n’y a pas héros légendaire chez les Tziganes, pas d’histoire concernant l’origine, pas de justification de la vie errante. »

Philippe Mesnard, dans son article intitulé Dans les marges (Consciences de la Shoah), signifie adéquatement la difficulté d’une reconnaissance du génocide tzigane: « Jusqu’à maintenant, ce qui a compliqué l’intervention publique des Tziganes (et ce qui les a rendus et les rend vulnérables) tient certainement, pour une grande part, à leur extériorité aux logiques de discours et de représentation de la reconnaissance. Quand Spielberg fait pleurer des dizaines de millions de spectateurs, qui pleure pour les Tziganes? Ont-ils droit à un Schindler? Parce que justement la forme -le conducteur, au sens magnétique, de la sensibilité- n’y est pas, elle échoue ailleurs que là où la réception est présente et attentive. Il y a dans la réception (dans les logiques qui la déterminent) un rapport identificatoire auquel ne répondent pas les Tziganes, ni leur existence, ni leur histoire, ni leur présence. Qui s’identifie à un Tzigane? Qui peut se rapprocher de leur histoire comme si elle était la sienne? De quels processus d’individuation sont-ils objet? »

Depuis peu, la mémoire du génocide tzigane est intégrée dans la démarche du mémorial de la Shoah. Mais comme pour le génocide juif, cette mémoire s’attache principalement à l’événement pour en oublier ses structures et ses conditions de possibilité, ce qui rend à la fois possible la reconnaissance du génocide et la persécution des Roms et des Tziganes en Europe. Historicité qui oublie l’historialité, ce qui fait histoire,  … et qui rend possible le bégaiement de la modernité dans ses relations avec les Tziganes et les Roms.

Dans son article intitulé Actualité du Porrajmos (Consciences de la Shoah, Kimé, 2000), Ian Hancock soulignait, à juste titre, que le Tzigane était l’autre victime et non la victime à part entière du Génocide perpétré par les Nazis: « Mon plus grand espoir est que nous finissions par ne plus être classés dans la catégorie des « autres victimes », et que nous soyons, enfin, pleinement reconnus comme étant, avec la population juive, la seule population à avoir été désignée comme devant être totalement éradiquée de la surface de la terre. »

En 1996, lors de la 26ème conférence universitaire Holocaust and the Churches à Minneapolis,Yehuda Bauer eut cette déclaration cinglante et lucide: « Cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’un des actes génocidaires les plus terribles du régime national socialiste, la destruction massive du peuple tzigane, est encore largement ignoré. Des actes continus de discrimination et de persécution, étayés par des théories racistes qui ne sont pas sans rappeler les comportements nationaux-socialistes, continuent d’avoir lieu, en particulier dans les pays d’Europe. C’est le sentiment des participants de cette 26 ème conférence. Il incombe selon eux aux gouvernement démocratiques, aux organisations religieuses, ainsi qu’au corps universitaires ou institutionnels de faire appel aux gouvernements et partis politiques des pays mentionnés pour qu’ils agissent avec fermeté afin de lutter contre les politiques anti-tziganes qui, si elles continuaient à être appliquées, pourraient bien donner lieu à un véritable génocide politique. »

Le génocide Tzigane montre, une nouvelle fois, l’intérêt du travail élaboré dans la Philosophie de la Shoah (à paraître en octobre 2014 aux Editions Age d’Homme): la modernité possède les mêmes structures que celles qui se donnent à voir dans la Shoah…et qui perdurent dans une prétendue légitimité.

 

 

 

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

2 réflexions au sujet de « Où est passé le génocide Tzigane? »

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