Récemment, au téléphone (…), ma très vieille mère m’a dit tout d’un coup que mon père prétendait souvent être incapable de jouer des coudes, de se défendre, de se mettre en avant ou de s’imposer. J’ai dressé l’oreille, les paroles citées sonnaient juste, un morceau de réalité. Jouer des coudes. Comme on étudie tout, on sait aujourd’hui exactement comment on mourait dans les chambres à gaz. Dans l’agonie, les forts marchaient sur les faibles, c’est ainsi que les cadavres des hommes se retrouvaient toujours dessus, ceux des enfants tout en bas. Est-ce que mon père a marché sur des enfants, sur des enfants comme moi, au moment où il étouffait? Mais il était incapable de jouer des coudes, et à la sortie de mon premier jour d’école il était tout au fond, appuyé à la grille. Celui qui étouffe a atteint les limites de la liberté, et piétine alors tout de même les autres? Ou bien y-a-t-il là des différences, des exceptions?
Ruth Klüger, Refus de témoigner, p.44.