Bonjour Didier,
Il m’est si difficile de vous répondre, et je ne sais guère par quel bout je devrais débuter. Alors je vous propose un témoignage, celui de la construction de ce livre, qui est le mien, mais que je ressens parfois étant celui d’un autre. Relisant à l’occasion tel passage, j’y vois ce que je n’y avais pas soupçonné, et cela me plonge dans des abîmes de perplexité.
Tout cela pour vous dire que rien, lorsque j’en débutais l’écriture, ne me prédisposait à confronter les pensées grecque et juive de la sorte.
Ma première rencontre avec la théologie juive date de mes études, pendant lesquelles je suivis les cours d’André Tosel : j’y découvris Walter Benjamin, pour lequel j’éprouve toujours autant d’admiration (contrairement, vous l’avez compris, aux philosophes de l’école de Francfort), et le remarquable ouvrage de Stéphane Mosès L’ange de l’histoire. Puis j’ai laissé cela de côté jusqu’à l’année dernière…vous allez bientôt comprendre pourquoi…
Il est certain que ma charpente est grecque : Pythagore, Platon, Aristote, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Arendt…une tradition ininterrompue ainsi que le mit en évidence mon maître Jean-François Mattéi (je suis bien conscient qu’il s’agit là d’une interprétation de l’histoire de la philosophie). J’en tire un sens et une expérience du cosmos, un attachement à la Terre comme au Ciel. Il s’ensuit que je ne considère pas la métaphysique comme la cause de tous nos maux : elle l’est quand le logos s’émancipe du monde, et que le langage devient autoréférence et la technique accroissement de puissance, ce qui est le cas chez les sophistes, les nazi, certains philosophes modernes et surtout postmodernes.
La rencontre d’Agamben fut déterminante. Définir la modernité comme la montée progressive de l’état d’exception et voir le camp comme l’acmé de ce projet, je trouve cela tout à fait brillant. Il fut d’ailleurs critiqué bien à tort, car beaucoup y virent une thèse historique, et non pas le dévoilement de l’être comme fonds exceptionnel. Mais nos routes se séparent quand Agamben tente d’établir une généalogie qui fait de la philosophie d’Aristote le lieu inaugural de la vie nue. Une autre voie s’ouvrait à moi…celle du management et de la cybernétique, à partir de la catégorie centrale de l’organisation et de la phénoménologie du mouvement panorganisationnel.
La première tâche fut d’établir solidement la généalogie cybernétique du management. Car, contrairement aux sciences de l’information et de la communication qui en sont conscientes (avec notamment les travaux de Philippe Breton, qui contiennent déjà des développements sur la théologie sous-jacente de Wiener), les sciences de gestion occultent cette provenance : et pire, l’on me fait le reproche d’établir cette généalogie, alors même que tous les fondateurs de nos disciplines s’inscrivent explicitement dans les pas de la cybernétique.
Après l’histoire, il fallait passer à l’histoire de la pensée scientifique, et mettre exergue la place centrale de la catégorie d’organisation (plus exactement, du couple organisation/information) dans le champ scientifique, et dans le management en particulier. Or, précisément, l’organisation est l’exception qui résiste à la norme entropique, c’est très clair chez Wiener qui parle de l’organisation comme d’une « enclave » ou encore d’un « îlot temporaire ». Nouveau déclic: nous ne vivons pas le temps de la normalisation, mais celui de la crise permanente, un état d’exception que le management perpétue à coups « d’accompagnement du changement », « d’employabilité », de « montée en compétences », etc. Et de ce point de vue, le livre de Fabrice d’Almeida, Ressources inhumaines, permet de comprendre que la fonctionnalité des camps tient bien sûr à la rationalisation de l’activité, mais aussi et principalement aux dispositifs d’adaptation qui y sont mis en place : par exemple, des formations pour les gardiens à chaque changement de mission des camps.
Et cela, Walter Benjamin l’avait vu, contre Carl Schmitt (qui était certainement justifié à considérer la philosophie politique comme une sécularisation des catégories théologiques, mais n’a pas su décrypter la mutation époquale) : l’exception devient la règle, elle n’est plus le privilège de la souveraineté. Et le même Benjamin perçut également le rôle moteur que le management scientifique, et c’est donc logiquement autour de la flânerie que se noue l’enjeu révolutionnaire (cf. ma conférence au collège international de philosophie en pièce jointe) : car la flânerie est la condition de possibilité de l’irruption de l’événement qui frappera de caducité l’homogénéité de l’espace-temps taylorien.
Mais voilà que la cybernétique donna au management son visage contemporain : et Wiener puise le sens de la cybernétique dans la même théologie que Walter Benjamin, la théologie juive de la renaissance exhumée par Gershom Sholem ! Par un inouï tour de passe-passe, ce qui se faisait réservoir de potentialités révolutionnaires fournit au mouvement panorganisationnel son ultime signification…je n’en ai pas fini de penser ce renversement…cette « catastrophe ».
D’autres auteurs, que j’ai suivi dans leurs analyses, dont Céline Lafontaine mais aussi Erich Hörl dont vous m’avez envoyé l’article sur Anders, montrent minutieusement que la cybernétique fournit le cadre général de la pensée postmoderne. Et il est vrai que Deleuze, Derrida, Lacan ou encore Latour se réfèrent explicitement à la cybernétique dans leurs ouvrages. Sans parler de Morin ou de Serres. Eh bien, ce qui me frappe chez ces auteurs, c’est la violence avec laquelle ils s’en prennent à la pensée grecque, qui serait directement à l’origine de tous les maux modernes (alors que mon analyse avance une infidélité de l’Europe à elle-même, ce qui suppose une « identité » – concept à définir, bien sûr – de la civilisation européenne). Dans Aux origines des sciences cognitives, Jean-Pierre Dupuy montrait déjà que la cybernétique était l’arme scientifique idéale pour déconstruire les catégories de la métaphysique grecque.
Surpris et curieux, je poursuis alors mon enquête en m’intéressant à la pensée juive de façon plus générale : et c’est à ce moment-là que je lis ou relis – et réalise – avec stupéfaction qu’un certain nombre d’auteurs juifs (Rosenzweig, Derrida, Levinas, Neher, etc.) dressent une opposition irréductible entre pensées grecque et juive. La condamnation de la philosophie comme Odyssée par Levinas est une image qui me déchira le coeur. Autrement dit, l’antithèse présentée est le fruit de mon enquête, et absolument pas une thèse inclue par avance dans le plan initial de mon ouvrage.
Alors pour vous répondre plus directement :
– Wiener n’aurait pas pu se référer à Plotin ou aux Stoïciens car il a grandi dans la conviction d’être un descendant de Maïmonide (qui n’avait certes pas à voir avec la théologie juive de la renaissance) ; le Maharal est par ailleurs une référence constante de son oeuvre puisqu’il en est déjà fait mention dans l’ouvrage fondateur de 1948, et pas seulement dans le testament « God&Golem » de 1964 ;
– oui, bien sûr, la théologie juive de la renaissance ne parle pas pour toute la pensée juive : mais ne peut-on pas y voir une forme particulièrement importante au XXe siècle, notamment sous l’impulsion de Sholem qui influença directement Rosenzweig, Benjamin et Wiener ?
– J’ai pu lire les ouvrages de Marlène Zarader (dont j’ai également suivi un cours sur Heidegger) et plus récemment de Pascal David : je ne suis guère convaincu par l’idée d’une « dette » de Heidegger à l’égard de la pensée juive, ni par celle d’une convergence qui ferait qu’Heidegger serait finalement plus proche de la pensée juive que de la métaphysique. En revanche, cela me convainc d’un dialogue possible et fécond, et de ponts qui relient en préservant l’identité des deux rives. Mon étonnement vient de ce que les auteurs juifs que j’ai lus ne l’entendent pas ainsi : avez-vous peut-être des lectures à me conseiller à ce sujet? J’écarte ici Arendt qui, seule à ma connaissance, parvient à trouver un très bel équilibre entre pensée grecque et pensée juive dans son oeuvre.
Voilà, cher Didier, comment je peux réagir à votre amical message.
Sachez enfin que « Heidegger et la question du Management » est un ouvrage à part entière, et ne constitue pas le second volet de la « Théologie de l’Organisation » qui sera, quant à lui, entièrement consacré à la question de l’exception.
Meilleures pensées
Baptiste