Le dernier roman de Michel Houellebecq, «Soumission», évoque une France en perdition qui choisit, pour sortir du marasme, d’élire un parti musulman. Ce choix des urnes permet au pays de retrouver un nouvel élan (les tensions sociales et le chômage disparaissent) et d’effectuer un retour au premier plan sur la scène politique internationale. L’Islam est donc présenté comme une solution aux échecs du libéralisme économique et social.
Une question taraude toujours avec Houellebecq – et ce roman ne fait pas exception à la règle – : où l’auteur se situe-t-il dans le procès qu’il intente, une fois encore, à la modernité ?
Houellebecq, un « individu louche » (1)
Evacuons d’abord quelques faux procès concernant l’homme et sa probité.
Certes, Houellebecq a du succès, il vend beaucoup de livres et fait l’objet de vastes campagnes de promotion. N’en déplaise à certains, cela ne fait pas forcément de lui un mauvais écrivain. Il est d’ailleurs, aujourd’hui, l’un des seuls écrivains français qui intéresse, hors métropole, les lecteurs non-francophones (qu’on pense notamment à sa grande notoriété outre-Rhin).
Houellebecq s’intéresse à notre société, passe au crible ses contradictions et ses limites. Il se situe dans la tradition romanesque française. Evoquer l’actualité et les sujets de société n’est pas nécessairement le fait d’un écrivain sans imagination, opportuniste et sans talent. Il suffit de se remémorer les romans d’Hugo, Balzac, Flaubert, Zola et Maupassant pour être convaincu que ni la trivialité du quotidien, ni la veulerie des personnages, n’engagent la personne même ou les qualités de l’écrivain.
Sortons des attaques ad hominem qui font l’économie d’une argumentation sérieuse, pour plonger véritablement dans le cœur du malaise que ce roman semble créer (« malaise » ex ante, puisque le thème du roman faisait déjà « polémique » avant sa parution et donc avant qu’on sache ce qu’en disait l’auteur). Si l’on veut lire dans «Soumission» une démarche délibérément « polémique », alors il faut en préciser les termes, ce que personne ne s’engage vraiment à faire. La « polémique » instaure un procès d’intention belliqueuse à l’autre, elle offre aussi le confort de ne pas exposer ses propres représentations. Ne nous y trompons pas : il s’agit juste d’attaquer l’homme afin d’éluder le sujet.
Ainsi, le malaise créé par les romans de Houellebecq provient moins des positionnements supposés de l’auteur, que des questions qu’il pousse le lecteur à se poser. Disons-le plus clairement : il est des sujets tabous dans toute société et discuter la place de l’Islam en France est aujourd’hui encore, un tabou. Affirmer que Houellebecq est immoral, manipulateur et dangereux ou encore qu’il écrit mal ne sont que de faux-fuyants pour échapper au texte et à des réflexions que nous ne voulons pas avoir. La force hypocrite de la polémique est de vider la pensée de sa substance, de priver la parole émise de toute légitimité. Ainsi, la parole suspectée, décrédibilisée, ne doit plus donner à penser. La « polémique » nous engage à ne plus rien peser, prive du débat. Elle justifie la censure du sens non-autorisé, elle justifie nos autocensures. La voix de Houellebecq porte ? La polémique nous invite à ne plus l’entendre.
Un diagnostic cohérent
Dans une bonne partie du roman, Houellebecq évoque une société française désunie, sans vitalité et à bout de souffle, qui ne trouve aucune voie pour sortir de sa crise économique, morale et sociale. Ben Abbès, un politicien pacifiste et conciliateur, fin stratège porté par un vaste et ambitieux projet européen, propose un avenir de premier plan à la France. Loin d’incarner un retour au passé, l’Islam offre des réponses pratiques, tant aux difficultés économiques et politiques, que sociales et familiales. L’Islam réussit pacifiquement à stabiliser la France. Mieux, il offre un avenir à une population qui avait perdu tout espoir. Si on lit ici une polémique, encore faut-il en préciser les modalités, sauf à considérer que l’Islam et les musulmans ne sont pas un sujet. Dans ce cas encore, il faut nous expliquer en quoi la seconde religion de France qui ne dispose, pour l’heure, d’aucun parti conséquent (alors qu’il existe des partis chrétiens) ne pourrait, en soi, qu’être sujet de polémique. Que reproche-t-on vraiment à Houellebecq ? D’évoquer l’Islam et ses préceptes (dont il ne dit littéralement que du bien) ou de ne concevoir d’avenir à la France qu’à travers l’islamisation de la société française ?
En fait, le diagnostic politique de Houellebecq a sa cohérence. L’Islam modéré de la Fraternité musulmane, en rupture avec le salafisme, et susceptible de fédérer un front républicain avec le PS comme l’UMP, rend l’hypothèse du roman crédible. A ce titre, il est surprenant de ne pas encore avoir vu l’émergence d’un Islam politique influent dans un pays qui compte entre cinq et dix millions de Musulmans, selon les sources. Houellebecq passe vite sur la mise en place de ce changement général de société. On ne sait pas comment réagit vraiment la population française et surtout les femmes, dans le roman. Pas de résistance, peu d’exercice de la force, pas de contrainte, tout rentre sagement dans l’ordre. Ces résultats d’élections suffisent à transformer automatiquement et tranquillement la société française. Le FN, battu aux élections, semble disparaitre. Houellebecq n’entre pas dans les détails et le regard reste distancié.
D’autre part, le diagnostic d’un inévitable retour du religieux, et d’une place laissée à l’Islam par un catholicisme moribond, semble aussi pertinent. Dans le livre, il y a une tentative de « reconversion » ratée au christianisme : les pages sur la Vierge noire de Rocamadour, le rappel de la tradition chrétienne de la France, à ce qui lui donna, pour des siècles, son âme et ses valeurs. Ce qui aurait pu être une alternative à l’islamisation décrite par «Soumission» s’avère un échec. Trop difficile, trop exigeante, la chrétienté n’est plus possible : la cellule un peu fraîche du monastère de Ligugé n’a pas les charmes de la polygamie. Son narrateur est trop fatigué, son « cœur » en effet, trop « racorni et fumé par les noces » (citation de Huysmans en exergue, comme un aveu, car c’est de la difficulté de la conversion chrétienne dont il est là question, en première page).
Précisons encore, l’islamisation de la société n’est pas imposée mais consentie et le personnage principal se laisse gagner par les séductions qu’offre le modèle musulman. Loin de la polémique supposée (dans un univers médiatique où tout se doit d’être polémique pour créer l’événement), le roman garde une simplicité narrative. Nous sommes à mille lieues de l’autopsie insoutenable de la misère sexuelle liée à la libération des mœurs, présente dans les autres romans de l’auteur. Houellebecq nous propose le cheminement d’un homme désabusé qui trouve, enfin, une planche de salut. Fait remarquable dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur : il propose, pour la première fois, une fin ouverte et optimiste qui fait table rase du passé : « Je n’aurai rien à regretter » (dernière phrase du roman) : le meilleur est donc à venir.
Houellebecq élude ici les grandes études sociologiques qu’il affectionne habituellement : pas de réflexion autour de la thèse du « Grand remplacement », pas de retour sur l’hypothèse d’un projet mondial d’infiltration en occident par la démographie, initiée par la déclaration de Boumediene : « Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire ». Certes, Renaud Camus, Bat Ye’or, Toynbee, sont mentionnés, mais seulement de façon allusive. Son héros ne s’interroge pas franchement sur les causes qui ont abouti à cette société nouvelle. Il prend acte du changement extérieur et essaye de définir quelle y sera sa place. Pour Houellebecq, le temps d’un éventuel débat sur le sujet est révolu. L’Occident n’a plus les moyens de l’ambition civilisationnelle qu’il incarnait, parce qu’une laïcité sans projet et une libéralité des mœurs sans générosité ont balayé toute morale. L’Islam apparaît comme une chance de renouer avec des valeurs. Est-ce pour autant la mort de la société française ? Non, puisqu’elle l’était déjà ! L’Islam se contente de formaliser l’avis de décès. Les anciens principes républicains dont elle se targuait avaient déjà disparu et ne survivaient plus qu’artificiellement, à travers des mots vains et ritualisés qui ne trompaient plus personne. Il s’agit seulement de prendre acte de la fin d’une certaine société française, celle dont les Français n’ont plus voulu. L’islam n’est responsable de rien : il agit seulement comme révélateur de la disparition de la république laïque.
L’islam échappe-t-il au procès de modernité ?
A bien des égards, le procès de la modernité, chez Houellebecq, peut se lire dans la frustration individuelle : comment puis-je échapper à une conscience solitaire et douloureuse, à un corps prisonnier d’une jouissance mécanique et décevante ? On endort l’esprit par l’alcool et la télévision ; on endort le corps par le sexe tarifé : horizon indépassable de la modernité. Il ne s’agit plus de bien vivre, le héros houellebecquien n’y croit plus, mais de se décharger du poids de sa vie. L’Islam ouvre des perspectives, porte un espoir d’où naissent une curiosité, puis un certain enthousiasme. Une société sans projet, fatiguée d’elle-même, s’endort dans la soumission (signification du terme « Islam »). Qu’a-t-elle à y gagner ? Le confort, dans une société où la violence a disparu et où la prostitution et la pédophilie sont légalisées dans une polygamie légale.
Pourtant, l’Islam est-il une solution aux carences de nos sociétés consuméristes et sans valeur ? Le choix du narrateur n’est guidé que par le confort (pécuniaire et sexuel). Finalement, l’Islam a-t-il autre chose à proposer que la polygamie et l’argent facile ? Le roman n’approfondit pas le sujet : l’Islam n’y représente aucun dépassement (la verticalité spirituelle n’entre pas dans les discussions, le héros ne s’intéressant guère plus qu’à la polygamie). Le Coran (pourtant « récitation ») n’est pas cité, il est secondaire, n’est l’objet d’aucun échange de valeurs. Ben Abbès propose, en fait, un Islam peu dogmatique. Seul l’intéresse le religieux (au sens premier de « lien qui unit ») dans une perspective géopolitique. L’Islam, loin de proposer un renouvellement spirituel, devient le nouvel horizon médiocre de notre société technico-consommatrice immanente. D’une certaine façon, il participe du même mouvement de dépersonnalisation. L’Islam, chez Houellebecq, entretient la modernité, il n’en est nullement le dépassement.
Houellebecq, mauvaise conscience de la modernité ?
Houellebecq nous met mal à l’aise : il incarne, il ressemble même à la médiocrité qui est celle de notre société. Il donne forme à cette modernité que nous ne voulons pas voir. Le clochard célinien semble nous dire : je vous dégoûte ? Eh bien regardez-moi : je suis ce que vous serez, miroir de la société que vous construisez dans cette logique de renoncement et de soumission !
Joue-t-il sur l’ironie ? Houellebecq est insaisissable. Cette nouvelle société française devient rapidement harmonieuse, quasi idéale : un meilleur des mondes. Pourtant, les utopies, chères à Houellebecq dans l’ensemble de son œuvre, conduisent toujours à la déshumanisation. Les utopies engagent un double niveau de lecture (et Houellebecq, fin connaisseur de Huxley le sait parfaitement). L’horreur de la contre-utopie n’est jamais loin. L’angélisme de Houellebecq dans l’apologie d’un Islam protéen interroge le lecteur. Un pays, bientôt un continent capital dans l’histoire de l’humanité, accepte de renoncer à ce qu’il est, au poids d’un héritage historique exceptionnel, à ses valeurs… par épuisement vital et fatigue de soi. Ce tableau a de quoi faire frémir, qu’il ait lieu en Europe, en Egypte ou en Chine. Toutes proportions gardées (il ne s’agit dans «Soumission» que d’une fiction), on pense à cette anecdote concernant Freud. Avant de quitter Vienne, il se voit contraint de signer une attestation précisant que la Gestapo a eu un comportement exemplaire à son égard. Freud s’exécute, rédige le courrier, qu’il termine magistralement par « Je recommande à tous la Gestapo ». Houellebecq, cet homme de la modernité, fatigué et revenu de tout, « recommande à tous l’Islam ». Même s’il ne s’est pas encore lui-même converti. D’ailleurs, son héros va se convertir mais ne se convertit pas encore à la fin du roman. Faut-il y lire une fin ouverte ?
Toutefois, la lecture du roman au premier degré est également possible. D’ailleurs, les propos tenus par Houellebecq dans ses nombreux entretiens invitent à aller radicalement dans ce sens. Qu’il estime ou non cette nouvelle société comme idéale importe peu : il l’estime surtout inévitable pour des êtres qui n’aspirent plus qu’à se décharger d’eux-mêmes.
Une œuvre ouverte
Finalement, toute l’œuvre de Houellebecq peut se lire comme une condamnation sans appel de la modernité qui n’a conduit qu’au désespoir et à l’horreur sexuelle. Dans «Soumission», l’Islam n’est qu’un prétexte. Ne nous y trompons pas, c’est de la modernité que nous parle l’auteur et exclusivement d’elle.
Sa position peut sembler ambiguë, si tant est qu’elle soit porteuse d’ironie – ce que rien ne garantit. Comme toute œuvre intéressante, Houellebecq démultiplie les champs d’interprétations, déploie la polysémie du texte. La question cruciale nous semble bien plutôt résider dans la réception du texte, puisqu’une œuvre n’existe qu’à travers les interprétations qu’on lui donne. Dans la solitude de la lecture, Houellebecq donne à penser, à échanger avec soi, puis dans la conversation avec l’autre – tout le contraire finalement d’une polémique. Quel qu’ait été le projet initial de Houellebecq, il engage chaque lecteur à s’interroger sur le visage de la France, demain.
(1) Jourde, Pierre (2002), « L’individu louche : Michel Houellebecq », in L’écriture sans estomac, Paris, L’Esprit des péninsules, coll. « Pocket », p. 265-289.