Face à Roosevelt, dans son bureau de la Maison-Blanche, je me posais la même question que dans le bureau de la Gestapo, lorsque je subissais la torture des SS: comment sortir d’ici. J’avais affronté la violence nazie, j’avais subi la violence des Soviétiques, et voici que, de manière inattendue, je faisais connaissance avec l’insidieuse violence américaine. Une violence moelleuse, faite de canapés, de soupières, de bâillements. Une violence qui vous exclut par la surdité, par l’organisation d’une surdité qui empêche tout affrontement. Lorsque les Soviétiques m’avaient fait prisonnier, j’avais sauté d’un train en marche. Lorsque les nazis me torturaient, je m’étais enfui d’un hôpital. Chaque fois, dans les pires conditions, j’avais réussi à m’évader. Mais comment s’évade-t-on d’un canapé? En sortant ce soir-là de la Maison-Blanche avec l’ambassadeur, j’ai pensé qu’à partir de maintenant c’était ce canapé qui allait régner sur le monde, et qu’à la violence du totalitarisme allait se substituer cette violence-là, une violence diffuse, une violence si propre qu’en toute circonstances le beau nom de démocratie saurait la maquiller.
Yannick Haenel: Jan Karski, p.132.133.