Le sionisme est-il un antisémitisme?

Prisonniers de leur politique, les dirigeants du yishouv (1) persistaient dans des querelles de factions et dans des luttes personnelles dont l’origine remontait à des années avant le Génocide. Ces discordes et ces guerres intestines reflétaient non seulement l’incapacité du yishouv à venir en aide aux Juifs européens, mais aussi le grand décalage spirituel entre la Palestine et les tragiques événements qui se déroulaient en Europe. Certes, les Juifs de Palestine considéraient qu’ils faisaient partie du peuple juif et ne reniaient ni l’histoire juive ni la tradition religieuse. Ils apportaient leur contribution à la solidarité juive et venaient en aide aux Juifs de la Diaspora. Ils soutenaient que le projet sioniste sur la Terre d’Israël était un projet pour tous les Juifs. Ils se répandaient en amour et même en nostalgie pour Beth Haav, la maison du père, le foyer juif dans leur ancien pays. Mais il existait dans le même temps une puissante tendance à « renier l’Exil », une puissante aspiration à créer une nouvelle et fière race hébraïque qui se lèverait, se défendrait et participerait à une société nationale nouvelle, saine et juste. Les années de Génocide virent l’arrivée à maturité de la deuxième et de la troisième génération de jeunes gens qui avaient été éduqués dans cet esprit, pour pouvoir devenir « fiers, généreux et ouverts », ainsi que l’avait formulé Jabotinski.

Le reniement de l’Exil prit la forme d’un profond mépris, d’un dégoût même pour la vie juive en Diaspora, particulièrement celle d’Europe de l’Est que l’on définissait comme une existence dégénérée, dégradante, humiliante et moralement corrompue. Dans leur tragédie, les Juifs de la Diaspora apparurent encore plus répugnants. « Nos enfants lisent et entendent beaucoup parler de la destruction de l’Exil, des atrocités commises contre nos frères et de la souffrance des Juifs sous occupation, mais leurs cœurs restent fermes et indifférents », écrivit un éducateur dans une revue spécialisée. De temps en temps, rapporta-t-il, il demandait à ses étudiants de rédiger des rédactions sur le Génocide. Celles-ci manifestaient une certaine distance plutôt qu’une identification spirituelle avec ceux qui souffraient. Il n’y a là rien d’étonnant, nota l’enseignant, « notre jeunesse est fière et se tient droite physiquement et spirituellement. Elle croit en sa force et connaît sa valeur. Elle aime la liberté et ne tolérera ni humiliation ni oppression. ». Berl Katznelson (2) acquiesça – sans le vouloir – quand il déclara que la Terre d’Israël avait produit une « tribu totalement différente ». C’était cela, « l’homme nouveau » que le sionisme socialiste avait prophétisé.

On en vient à considérer le Génocide comme une défaite juive. Les victimes furent critiquées pour avoir laissé les nazis les assassiner sans défendre leurs vies, ou tout au moins leur droit à « mourir dans l’honneur ». Avec le temps, cette attitude devint un fantôme psychologique et politique qui hanta l’Etat d’Isräel – reflétant le mépris et la honte, l’orgueil et l’épouvante, l’injustice et la folie. au plus fort du Génocide, Itzhak Gruenbaum déclara que le fait que les Juifs de Pologne « n’avaient pas trouvé en leur âme le courage de se défendre le remplissait d’une blessante mortification ». Gruenbaum, qui était d’origine polonaise, décrivit ses compagnons de jadis avec répugnance: « Des milliers de Juifs attendirent calmement qu’on les charge dans des wagons qui les transportaient vers leur mort », déclara-t-il. Il n’avait pas imaginé qu’ils ne seraient pas défendus « dans de telles circonstances », que pas un chef ne les aurait sommés de mourir en se défendant. Six mois après avoir déclaré que les Juifs de Pologne avaient préféré « une vie de chien à une mort honorable », il fit le commentaire suivant: « Les gens sont devenus des déchets »

Ce mépris du judaïsme européen fut souvent exprimé, même lorsque l’on savait déjà tout et qu’Auschwitz était devenu un terme courant. « Pourquoi les Juifs de Hongrie ne se défendent-ils pas? » titra Davar en juin 1944. Un autre journal s’exclama: « Nous sommes dégoûtés par les pleurs des opprimés, ils sont incapables de se battre pour se défendre. » Le ressentiment contre les victimes du  Génocide rappela la façon dont les poètes sionistes, tel Haïm Nahman Bialik, avaient dépeint les victimes des premiers pogroms: « Ils ont fui comme des souris, se sont cachés comme des punaises et sont morts comme des chiens, là-bas partout on les retrouvait. » Même alors, l’accent était mis sur là-bas. S’ils étaient venus ici plus tôt, cela ne leur serait jamais arrivé.

Tom Segev, Le Septième million, Liana Levi, 1993, p.142-145.

(1) Communauté juive en Palestine sous l’Empire ottoman et pendant le mandat britannique.

(2) Rédacteur du Davar.

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

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