Je pensais à Szmul Zygielbojm, qui venait de se suicider. Lorsque je suis arrivé à Londres, il avait été le premier, et sans doute le seul, à m’écouter vraiment, parce qu’il voulait savoir – et parce qu’en un sens il savait déjà. C’est lui qui a déclaré à la BBC: « Ce sera bientôt une honte de vivre, et d’appartenir à l’espèce humaine, si des mesures ne sont pas prises pour faire cesser le plus grand crime de l’histoire humaine. » Cet homme, dont j’admirais l’intégrité combative, et qui, depuis Londres, a remué ciel et terre pour sauver ses frères, s’était asphyxié par le gaz, afin d’en partager le sort. Si un tel homme s’est suicidé, me disais-je, alors la situation est vraiment sans espoir. Un homme comme Szmul Zygielbojm n’abandonne la partie que s’il considère qu’elle est perdue; un homme comme Szmul Zygielbojm se bat froidement jusqu’au bout, et si l’espérance vient à lui manquer, il trouve des ressources pour inventer malgré tout une nouvelle forme d’espérance. C’est pourquoi son suicide, comme celui, beaucoup plus tard, d’Arthur Koestler, m’a complètement bouleversé.
Le suicide de nos amis approfondit notre solitude en même temps qu’il la dévaste; le suicide de nos amis est d’autant plus difficile à supporter qu’il s’adresse à notre propre suicide; il s’adresse à nos tentatives de suicide les plus secrètes, mais aussi à la possibilité de suicide qui nous accompagne en permanence.
Yannick Haenel: Jan Karski, Gallimard, 2009, pp.138-.139.