La fondation de la grande école de management allemande est concomitante. C’est en 1956 que la DVG inaugure fièrement un campus dans la charmante et pittoresque ville de Bad Harzburg, logée sur les contreforts du Harz en Basse-Saxe. Cette année-là, un an après que la RFA a fondé son armée, la Bundeswehr, et a vu finir dix ans d’occupation alliée, l’Académie des cadres (Akademie für Führungskräfte) de Bad Harzburg est créée et dirigée par celui qui, onze ans auparavant, était encore le « SS-Oberführer Professor Dr Reinhard Höhn ». L’école accueille, jusqu’à la mort de son fondateur en l’an 2000, quelques 600 000 cadres issus des principales sociétés allemandes , sans compter les 100 000 inscrits en formation à distance.
Höhn y enseigne avec jubilation, ainsi que d’autres anciens SS et membres du SD. Le docteur en droit Justus Beyer, né en 1910 qui a travaillé jusqu’en 1941 aux plans de conquête et de colonisation de l’espace vital à l’Est avant de devenir membre de la chancellerie du parti nazi et d’être promu en juin 1944, au grade d’Obersturmbannführer, y enseigne dans les années 70, après avoir été chargé de cours en droit commercial dans une école d’ingénieur.
Un autre ancien collège de Höhn devient un des piliers de l’école de Bad Harzburg: le Professeur Dr Franz-Alfred Six, ami et protecteur de Beyer. Franz Six, né en 1909, a mené une rapide et brillante carrière universitaire dans une discipline encore jeune, « les sciences du journalisme » (Zeitungswissenschaften) , qui se donnaient pour objet la presse, en empruntant aux diverses sciences humaines et sociales. Docteur à 25 ans avec une thèse soutenue à Heidelberg sur « La propagande politique du national-socialisme (1934), habilité trois ans plus tard avec une étude sur « La presse des minorités nationales dans le Reich allemand », il est nommé Professeur des Universités la même année, à l’âge improbable de 28 ans, à Königsberg, avant de rejoindre l’Université de Berlin en 1940. Parallèlement, il mène une carrière tout aussi rapide, au sein du SD de la SS, dont il est l’expert pour la presse dès 1935, avant de devenir le successeur de son collègue et camarade Höhn comme le chef du département chargé de la « recherche sur les opposants » (Gegnerforschung – Amt II) en 1939, puis de la « Recherche idéologique » (Weltanschauliche Forschung – Amt VII) en 1942. En 1941, il a été chargé de commander un commando de la SS et de la police allemande en Russie, rattaché à l’Einsatzgruppe B du général SS Arthur Nebe. Cette expérience du terrain fait de lui un criminel de guerre et un criminel contre l’humanité, ainsi que l’a bien montré son biographe Lutz Hachmeister. Jugé en Nuremberg lors du « procès des Einsatzgruppen », il est condamné en 1948 à vingt ans de réclusion criminelle, mais est libéré dès 1952. Le soutien d’ancien SS comme Werner Best lui permet de devenir un éditeur important, qui collabore avec l’hebdomadaire de centre gauche Der Spiegel, et membre du parti libéral FDP, véritable lessiveuse d’anciens nazis. En 1957, il devient directeur de la publicité de l’entreprise Porsche, puis consultant indépendant en 1963. Parallèlement l’ancien SS-Brigadeführer Six enseigne le marketing à l’Académie de Bad Harzburg. La maison d’édition de l’école publie en 1968 son manuel de marketing, qui rassemble la substance de son enseignement et qui, en raison de son succès, est réédité en 1971.
Les élèves formés à l’Akademie sont des praticiens, des responsables déjà en poste, envoyés par leurs envoyeurs, pour quelques semaines ou quelques mois, se former à Bad Harzburg. École de formation continue de haut niveau, elle est comparable à son homologue française, l’INSEAD, ou à tout école de commerce délivrant des MBA pour cadres. C’est à la fois le gratin et les soutiers du « miracle économique allemand » qui se retrouvent dans les séminaires de Reinhard Höhn et de ses collègues: des cadres d’Aldi, de BMW, de Hoechst, mais aussi de Bayer, de Telefunken, d’Esso, de Krupp, de Thyssen, d’Opel, sans oublier Ford, Colgate, Hewlett-Packard et même la reine allemande du sex shop et du porno, Beate Uhse International qui, comme 2500 entreprises, envoie ses managers écouter les bonnes leçons d’anciens SS. La Bundeswehr est également au nombre des clients de cette école de commerce car, comme tout bon contempteur de l’État, Höhn ne refuse pas ses subsides lorsqu’il les lui offre: ses travaux d’histoire militaire intéressent le commandement allemand, et la « délégation de responsabilité » qu’il prône correspond, dans l’esprit, à l’ethos du nouvel officier allemand et à la culture de l’armée nouvelle, pétrie de « innere Führung » (« conduite autonome ») pour ses « citoyens en uniforme », libres jusque dans les rangs. Höhn a réussi sa reconversion. Conférencier captivant, professeur impressionnant pour ces cadres du privé qui sont médusés par sa rhétorique, sa culture et son humour, Höhn avait tout pour s’imposer dans un milieu économique et managérial où les grands esprits ne forment pas la majorité de l’espèce. Dès la seconde moitié des années 50, il retrouve un revenu mensuel et des conditions de vie comparables à celles dont il jouissait au faîte de sa carrière nazie, en 1942-1943. Dès 1956, il gagne 2000 DM par mois, sans compter les droits d’auteur et les cachets divers, soit l’équivalent de 5000 euros. Pour célébrer cette prospérité retrouvée, il acquiert une Mercedes verte, comme dans les années 40 – verte comme son goût pour la nature et comme sa veste de chasse, loisir qu’il pratique avec passion. La Mercedes a affectueusement surnommé, comme en 1942, « petite rainette », (Laubfrosch) dans une famille où l’on semble s’aimer avec tendresse. Höhn, dont le charisme plaît, malgré une propension à parler trop et trop vite, ne répugne pas à séduire çà et là, mais il reste un « Familienmensch » et un père aimant pour ses deux filles nées à la fin des années 30. Il avait scrupuleusement veillé à leur sécurité, en les faisant évacuer très tôt de Berlin, afin qu’elles échappent aux bombardements. Réfugiées en Thuringe, en famille, elles sont comblées par le succès de leur père, travailleur acharné et, peu à peu, manager en chef de la République fédérale allemande.
Johann Chapoutot, Libres d’obéir, Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard 2020, p. 87-91.