« L’idéal n’est plus le meilleur Etat mais la meilleure machine. La meilleure machine, ce sera celle qui rendrait superflues non seulement la participation de l’homme (du moins la participation de l’homme en tant qu’homme) mais aussi l’existence d’autres machines, de toutes les autres machines : une machine réunissant en elle et exécutant en tant que Behemoth absolu et seul régnant toutes les opérations pensables (…) Ne nous faisons pas d’illusions : la « technique » n’est pas neutre vis-à-vis des formes de domination politiques. Ce serait se mentir à soi-même que de croire que la technique pourrait être employée par tous de la même façon pour atteindre leurs buts. La technique a plutôt ses habitudes du côté du principe « oligarchie ». Cela signifie qu’elle flirte avec les formes de domination oligarchiques. En termes négatifs, qu’elle est fondamentalement contraire à la démocratie ; du moins, dans la mesure où l’on reconnaît comme démocratie le principe d’une domination de la majorité qui est à la base de toutes les formes qu’elle a historiquement prises. La contradiction entre les deux principes est si aiguë que leur coexistence durable est absolument problématique. Voilà le véritable problème de coexistence qui se pose aujourd’hui (…) Il est parfaitement vraisemblable, aussi effrayant que cela puisse paraître, que les ères totalitaires des régimes hitlérien et staliniens n’aient pas été des intermezzi mais plutôt la réalisation de ce à quoi l’époque veut vraiment en venir. Dans ces régimes, elle a en tous cas montré son visage technique à nu et sans masque, un visage qui met toute son honnêteté dans l’abscence de scrupules, c’est-à-dire un visage qui tient un discours politique qui ne diffère en rien de son mode de pensée technique. »
Editions du Rocher, 2006, p. 62, 63, 65, 66, 69.