Le lien entre la Shoah, la mort de l’homme et la société du spectacle chez Günther Anders

La révolution ontologique du vingtième siècle, qui rend l’objet plus important parce que plus fini, plus parfait que l’homme, est à la fois un mouvement irréversible et axiologique, au sens elle déplace la question de l’Etre dans l’objet lui-même, tout en faisant de la question du bien et du mal une question en rapport avec la production d’objets : « Les machines, une fois pour toutes, ont ontologiquement plus de valeur que lui, l’homme engendré.1 » La question de l’Être, contrairement à la démarche heideggérienne, ne peut plus être la question de l’homme en tant qu’homme, c’est-à-dire en tant que seul être qui se pose la question de l’Être, mais se réduit au devenir de l’objet, de sorte que l’homme n’a plus à se faire être en dehors de la production d’objets : « La maxime « Deviens ce que tu es » est devenue la maxime des instruments, et la tâche de l’homme se limite désormais à assurer la réalisation de cette maxime pour la fourniture, la préparation et la mise à disposition de son corps.2 » Il n’y a plus de place pour une révélation de l’Etre qui passe par le texte, la pensée, la parole mais seulement par la technique.

Ainsi, plus l’homme arrive à se transformer en objet technique, c’est-à-dire avant tout en image-pour – et il faut prendre la mesure de l’assertion andersienne qui pense la Shoah comme un génocide « qui se fonde sur des images » 3 – plus il est valorisé par la société qui est une société des objets dont la forme pure et publique se nomme spectacle : « Il est on ne peut plus logique que ceux d’entre nous qui réussissent de la façon la plus spectaculaire à avoir de multiples existences (et à être vus par plus de gens que nous, le commun des mortels), c’est-à-dire les stars de cinéma, soient des modèles que nous envions. La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits en série que nous reconnaissons comme « ontologiquement supérieurs ». C’est parce qu’ils réalisent triomphalement notre rêve d’être pareils aux choses, c’est parce qu’ils sont des parvenus qui ont réussi à s’intéger au monde des produits, que nous en faisons des divinités. 4»

1 L’Obsolescence de l’homme, Editions Ivrea, 2001,  p. 53.

2Ibid, p. 57.

3Ibid, p. 190. Anders n’explicite guère ce propos qui s’intègre à une chosification générale de l’homme qui permet de passer de la destruction des idoles, des images à la destruction de l’homme en lui-même.

4Ibid, p. 76.

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Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

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