Mourir de la mort des autres

Nous étions rassemblés, trente mille hommes immobiles, sur la grande place d’appel, et les S.S. avaient dressé au milieu l’échafaudage des pendaisons. Il était interdit de bouger la tête, il était interdit de baisser les yeux. Il fallait que nous voyions ce camarade mourir. Nous le voyions mourir. Même si on avait pu bouger la tête, même si on avait pu baisser les yeux, nous aurions regardé mourir ce camarade. Nous aurions fixé sur lui nos regards dévastés, nous l’aurions accompagné par le regard sur la potence. Nous étions trente mille, rangés impeccablement, les S.S. aiment l’ordre et la symétrie. Le haut-parleur hurlait: « Das Ganze, Stand! » et l’on l’entendait trente mille paires de talons claquer dans un garde-à-vous impeccable. Les S.S. aiment les garde-à-vous impeccables. Le haut-parleur hurlait « Mützen ab! », et trente mille bérets de forçats étaient saisis par trente mille mains droites et claqués contre trente mille jambes droites, dans un parfait mouvement d’ensemble. Les S.S. adorent les parfaits mouvements d’ensemble. C’est alors qu’on amenait le camarade, mains liées dans le dos, et qu’on le faisait monter sur la potence. Les S.S. aiment bien l’ordre et la symétrie et les beaux mouvements d’ensemble d’une foule maîtrisée, mais ce sont de pauvres types. Ils se disent qu’ils vont faire un exemple, mais ils ne savent pas à quel point c’est vrai, à quel point la mort de ce camarade est exemplaire. Nous regardions monter sur la plate-forme ce Russe de vingt ans, condamné à la pendaison pour sabotage à la « Mibau », où l’on fabriquait les pièces les plus délicates des V-1. Les prisonniers de guerre soviétiques étaient fixés dans un garde-à-vous douloureux, à force d’immobilité massive, épaule, contre épaule, à force de regards impénétrables. Nous regardons monter sur la plate-forme ce Russe de vingt ans et les S.S. s’imaginent que nous allons subir sa mort, la sentir fondre sur nous comme une menace ou un avertissement. Mais cette mort, nous sommes en train de l’accepter pour nous-mêmes, le cas échéant, nous sommes en train de la choisir pour nous-mêmes. Nous sommes en train de mourir de la mort de ce copain, et par là même nous la nions, nous l’annulons, nous faisons de la mort de ce copain le sens de notre vie. Un projet de vivre parfaitement valable, le seul valable en ce moment précis. Mais les S.S. sont de pauvres types et ne comprennent jamais ces choses-là.

Jorge Semprun, Le Grand Voyage, p.61 à 63.

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

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