La Shoah et la médecine comme idéologie

Quand le Dr Hautval a été transférée au camp de Ravensbrück en août 1944 avec les cinquante-deux survivantes des deux cent trente Françaises arrivées à Auschwitz le 27 janvier 1943, elle apprit qu’aussi à Ravensbrück, d’affreuses expériences avait été faites sur les jambes d’environ soixante-quinze jeunes femmes, étudiantes polonaises pour la plupart: fractures et prélèvements d’os, prélèvements de muscles, ensemencement des plaies avec du staphylocoque, des cultures de gangrène et de tétanos fournies par l’Institut d’hygiène SS de Berlin, vagues soins postopératoires ou pas de soins du tout. Une dizaine de ces jeunes filles étaient mortes dans des souffrances intolérables. Six autres ont été exécutées. (…)

A Dachau, ce furent des expérience sur les hautes altitudes, le froid et l’eau de mer, pour lesquelles l’expérimentateur, médecin de la Luftwaffe, obtint l’assentiment du maréchal Milch, secrétaire d’Etat à l’Aviation.

A Struthof, en Alsace, dans cette chambre à gaz où avaient été asphyxiées les trente jeunes femmes vues par le Dr Hautval juste avant leur départ d’Auschwitz, les expériences portèrent sur deux gaz de combat, l’ypérite et le phosgène.

A Buchenwald et à Dachau, ce furent le typhus, le paludisme, l’ictère infectieux, la fièvre jaune, la typhoîde et l’influenza.

A Neuengamme, la tuberculose fut inoculée à vingt enfants, finalement tous tués en 1945 avec les deux médecins français qui essayaient de les sauver. D’autres expériences de moindre envergure eurent lieu dans divers camps annexes. Jeunes Russes, jeune Polonais, jeunes gitans, jeune Grecs, filles et garçons, hommes et femmes, ils furent plusieurs centaines à connaître une mort atroce, pendant qu’à côté d’eux, minute par minute, le médecin expérimentateur notait les signes cliniques de la progression de la mort. (…)

Le « passage à l’acte » hitlérien enthousiasma les chercheurs allemands. Les Offices d’hygiène raciale, les Bureaux d’études sur l’hérédité, les Bureaux de politique raciale du parti, les chaires universitaires de biologie génétique et autres organismes du même type se multiplièrent dans toutes les villes d’Allemagne. En 1943, le vieux professeur Eugen Fischer, qui fut le directeur de l’Institut d’anthropologie Wilhelm Kaiser de Berlin -avant Otmar von Verschuer- et qui termina sa carrière comme recteur de l’université de Berlin, écrivit dans la Deutsche Allgemeine Zeitung cette phrase émerveillée:  « C’est une chance rare et toute particulière, pour une recherche en soi théorique, que d’intervenir à une époque où l’idéologie la plus répandue l’accueille avec reconnaissance, et mieux, où ses résultats pratiques sont acceptés et utilisés comme fondement de mesures prises par l’Etat. (Les professeurs Fischer et von Verschuer furent invités, dans les années 1942-1943, à faire des conférences à Paris. Le  Manuel d’eugénique et d’hérédité humaine de von Verschuer, traduit en français par le Dr Georges Montandon, fut publié chez Masson et Cie librairies de l’Académie de médecine, 1943)

Les notions de « vies indignes d’être vécues », de « déchets » ou de « rebuts de la société », d' »existences superflues », de « sous-homme », de « vermine humaine » s’installent dans les esprits et la perversion devient si usuelle et si profonde que, parmi les médecins devenus tortionnaires et assassins, très rares sont ceux qui, même replacés dans un milieu normal, ont éprouvé quelque remords: ils travaillaient pour le bien de l’Etat. Et d’ailleurs, tous ces détenus des camps de concentration étaient destinés à périr, il n’y avait pas de mal à les traiter comme des rats.

De nombreux médecins qui avaient pris une part active aux expériences humaines ou à l’élimination des malades mentaux, des « asociaux » et des « sous-hommes » des camps de concentration, y compris les juifs et les Tsiganes, ne sont passés en justice que dix à quinze ans, voire vingt à trente ans, après la fin de la guerre. Ils ont tous bénéficié d’une « compréhension’ des tribunaux allemands qui a profondément troublé le Dr Hautval et qui, aujourd’hui encore, doit nous faire réfléchir.

Ce n’est qu’en février 1957, à la demande réitérée du Comité international d’Auschwitz, que cet ordre interdit provisoirement toute activité médicale à Clauberg « suspecté de violation grave des devoirs professionnels ». Le texte se termine par cette phrase: « L’Ordre des médecins tient à se désolidariser sans équivoque de chacun des rares médecins qui, durant le IIIè Reich et à la demande des autorités de cette époque-là, ont consenti à commettre des crimes contre l’humanité. »

Kermer, médecin SS à Auschwitz, a été gracié et vient d’être reçu officiellement à l’université de Münster. Nul doute qu’après sa sortie de prison, Clauberg a son tour aurait été fêté et à nouveau accueilli au sein de la famille médicale. Probablement même celle-ci se serait félicitée d’avoir pu se garder un homme d’une telle valeur scientifique. Et sa valeur humaine? Je croyais, nous croyions que certains agissements étaient absolument incompatibles avec l’exercice de la profession médicale. Est-ce encore une illusion qu’il faut abandonner? Faut-il conclure que le serment d’Hippocrate tombe dans l’oubli?

Anise Postel-Vinay: Les expériences humaines dans les camps de concentration, in Médecine et Crimes contre l’humanité, Actes Sud, 1991, p.90-92-94-98-99.

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

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