Après l’appel du soir, le couvre-feu fut décrété. Il y eut par conséquent peu de travail à l’infirmerie, et nous pûmes nous coucher plus tôt que de coutume. Avant de nous endormir, nous commentâmes longuement les événements du jour, qui ne promettaient rien de bon. A ce que l’on disait, les malades auraient été enfermés, incroyablement entassés, dans le bunker où se trouvaient déjà les prisonniers de guerre soviétiques. Nous n’avions pas le coeur à nous raconter des souvenirs d’avant-guerre, comme nous le faisions tous les soirs. Le lendemain, il était impossible de se faire des illusions. Teofil et Gienek savaient de source sûre qu’ils avaient tous été gazés. On avait vu Palitzsch traverser le camp, un masque à gaz autour du cou. Certains affirmaient que les ouvertures du bunker, qui avaient été soigneusement colmatées, étaient de nouveau ouvertes. Il fallait aérer afin que les brancardiers puissent y entrer. Un travail énorme nous attendait. Environ un millier de cadavres. La tragédie de Dresde n’était rien, comparée à ce que les SS venaient de perpétrer dans le camp, littéralement devant nos yeux. Le lendemain soir, le couvre-feu fut de nouveau ordonné. Nous étions couchés, et l’un de nous racontait des épisodes de sa vie. Soudain, la porte du bloc claqua, et le pas régulier de bottes cloutées se fit entendre, nous figeant le sang dans les veines. (…)
La lourde porte de bois s’ouvrit. Nous poussâmes les chariots dans la cour de la compagnie disciplinaire et les tournâmes face à l’entrée. La cohorte des SS était déjà là, Fritsch et Entress en tête. Nous attendîmes, prêts à exécuter leurs ordres, tandis qu’ils continuaient à parlementer. Ils finirent par appeler Gienek et Teofil, et leur donnèrent des masques à gaz. Palitzsch et quelques commandants de blocs en mirent également, et ils se rendirent ensemble à l’entrée de la cave bétonnée. Ils restèrent un bon moment en bas. Nous attendions en silence. Il faisait complètement nuit, et on n’y voyait rien dans la cour. Seule une faible ampoule placée au-dessus de la porte du bunker éclairait le groupe de SS attendant sur les marches. Palitzsch fut le premier à ressortir, suivi des autres SS. Ils avaient ôté les masques – le gaz s’était donc dissipé. Quelques minutes plus tard, Obojski et Teofil apparurent à leur tour. Nous fûmes répartis en plusieurs groupes, de façon à diviser le travail. Le premier groupe devait descendre dans le bunker pour sortir les corps des cellules, le second monter ces derniers jusqu’au niveau de la cour, où un troisième groupe était chargé de les déshabiller. Les autres devaient traîner les cadavres jusqu’aux chariots et les y charger. Je m’introduisis dans le premier groupe, pour être le plus loin possible des SS et en particulier de Palitzsch, qui m’inspirait une grande terreur. En bas, il faisait chaud et humide, et cela sentait le cadavre. Les portes de cellules avaient été ouvertes, et nous pouvions voir les corps des Russes qui avaient été gazés, debout, formant une masse compacte. Les malades étaient un peu moins serrés. Certains cadavres étaient tombés dans le couloir à l’ouverture des portes. Nous commençâmes par ceux-là. Il était difficile de séparer les corps agrippés les uns aux autres. nous les tirions un par un jusqu’aux escaliers, où les autres les montaient. Plus nous nous enfoncions dans les cellules, plus il devenait difficile de sortir les corps tordus dans des poses macabres. Pressés dans les cellules exiguës, il avaient probablement gardé la position dans laquelle ils étaient morts deux jours auparavant. Les visages étaient bleuis, d’un violet presque noir; les yeux grands ouverts menaçaient de sortir les orbites, les langues pendaient par les bouches ouvertes, et les dents blanches et brillante donnaient aux visages une expression effrayante. Au début, nous nous mettions à deux pour porter chaque corps, mais l’escalier était si étroit que nous nous gênions, et le travail avançait lentement. Nous décidâmes donc de travailler chacun pour soi; au lieu de porter les corps, nous les traînions par un bras ou par une jambe. Cela allait bien plus vite et était moins fatiguant. Le bunker entier fut désinfecté au chlore, ce qui facilita encore la tâche. L’odeur mordante du chlore piquait certes le nez, mais elle couvrait la puanteur des corps qu commençaient à se décomposer. Le plus dur, c’était de monter les marches; les lourdes têtes frappaient les marches, tandis que les extrémités s’y accrochaient.
Nous jetions les corps dans le couloir, à côté de la salle d’eau. Tandis que nous redescendions en chercher d’autres, les détenus du second groupe retiraient les vêtements des morts. Ayant remarqué que l’air était ici moins renfermé et que le travail semblait plus facile, je me mis à déshabiller moi-même le corps que je venais d’amener, mettant à profit le fait que les cadavres commençaient à s’accumuler parce que les détenus chargés du déshabillage n’arrivaient pas à suivre. Je ne tardai pas à me rendre compte qu’il n’était pas facile de déshabiller ces corps inertes aux abdomens gonflés; tout de même, on respirait mieux ici, et il faisait un peu moins chaud qu’en bas.
Un tas d’objets tombaient des poches: argent, notes, lettres, photos, souvenirs, cigarettes…en un mot, tout ce qu’un prisonnier de guerre a le droit de garder sur lui. Mélangés aux excréments et au chlore humide, ils formaient un tas peu engageant. Pourtant, les SS fouillaient ce tas d’ordure du bout de leurs bottes : lorsque l’un d’eux voyait un objet de valeur, il le ramassait en feignant le dégoût, et, dès qu’il ne se croyait pas observé, l’empochait prestement. Nous nous contentions des ceintures, qui nous servaient pour notre travail, et que l’on nous avait d’ailleurs autorisés à prendre.
Le premier chargement quitta la cour, traîné par le groupe de Teofil. Gienek forma une autre équipe, dont je fis bien entendue partie. Les cadavres nus, une fois tirés dans la cour, faisaient l’objet d’un examen spécial. Sous la surveillance de SS, les dentistes examinaient la bouche de chaque mort, et retiraient à l’aide de pinces les éventuelles couronnes, bridges ou autres prothèses en or.
La caissette en bois s’emplissait vite, à l’évidence satisfaction des SS. Ils se la passaient avec fierté et la soupesaient, s’étonnant que ces « sauvages d’Asiates », comme ils appelaient les prisonniers assassinés, eussent de leur vivant porté tant d’or dans leurs bouches. De bonne humeur et quelque peu éméchés, ils fouillaient le tas de vêtements et de haillons à la recherche de montres, de bagues ou de chaînettes en or, qu’il s’appropriaient le plus simplement du monde, ou bien, mais rarement, jetaient dans la caissette quand ils étaient certains que leur geste serait remarqué.
Un des commandants de bloc s’acharnait à retirer une large alliance en or de la main d’un gigantesque cadavre ; il était trop ivre pour y parvenir, mais pas pour pousser d’effroyables jurons. Il finit par aviser une bêche appuyée contre le mur – sans doute oubliée par l’équipe qui avait colmaté les ouvertures avec de la terre. Maintenant, son problème était résolu. D’un coup sec, il coupa les cinq doigts de la main bleuie. L’anneau libéré roula sur le sol. En lançant une plaisanterie, il le ramasse et le mit dans la caissette, puis envoya d’un bon coup de pied les doigts sur le tas de cadavres. Ces doigts sectionnés m’impressionnèrent bien plus que tous les cadavres que j’aidais à charger sur la plate-forme.
Le chargement augmentait rapidement, il devenait de plus en plus difficile de passer les corps à Gienek, qui, debout sur le tas, les disposait côte à côte, comme des gerbes pendants la moisson. Et hop! Le cadavre, tenu par les mains et par les pieds, était envoyé droit sur Gienek, qui l’attrapait, bien campé sur les torses, les membres et les têtes, entre lesquels ses pieds s’enfonçaient. Il les rangeait avec soin, couche par couche, pour en emporter le plus possible d’un coup. Il nous épargnait ainsi du temps et du travail, car nous avions tous hâte d’en finir.
Je me dissimulai derrière le chariot, pour souffler un peu tout en échappant aux regards inquisiteurs des SS enivrés.
– Chargement terminé! annonça Obojski en sautant à terre.
– Emmenez-moi ces ordures d’ici! ordonna le Scharführer, complètement soûl.
Et hop!…Un chargement après l’autre, cela dura jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Au bloc, on nous distribua une ration supplémentaire, mais il nous fut impossible d’avaler la moindre bouchée. Dormir, avant tout dormir, pour être capables de se remettre au travail le lendemain soir.
(Wieslaw Kielar, Anus Mundi, Cinq ans à Auschwitz, Robert Laffont, 1980, p.76-79)
Petite précision: le consensus historiographique situe désormais ce premier gazage à Auschwitz le 5 septembre 1941.
Selon la note critique publiée avec Le rapport Pilecki, les dernières recherches scientifiques font état du 2 ou 3 septembre 1941 pour le premier essai de gazage. 600 détenus russes (la guerre germano-soviétique est déclarée le 22 juin 1941) 250 détenus polonais, sont gazés dans les caves du Block 11. La méthode n’est pas encore jugée convaincante par Rudolf Höss.
De nouveaux essais ont lieu en janvier 1945, dans la morgue du crématoire d’Auschwitz, sur des prisonniers soviétiques, des malades incurables et des Juifs. C’est de ce gazage dont témoigne Kielar dans son récit. C’est de cette dernière expérience qu’est né le prototype de la chambre à gaz.
Bien cordialement.