A chacun son dû: Shoah et modernité.

Les camps comme structure de la société et la question de la technique chez David Rousset 

L’oeuvre de David Rousset offre un point de vue global et synoptique sur la question des camps, camps de concentration, camps d’extermination, mais surtout camp comme structure identique. L’oeuvre intitulée Les Jours de Notre Mort est, à cet égard, paradigmatique.

Il faut relire la préface du livre de Wieslaw Kielar  Anus Mundi, Cinq ans à Auschwitz ( Robert Laffont 1980), livre qui a, entre autres, le mérite non négligeable de nous évoquer, avec force et détails, le premier gazage du camp d’Auschwitz, bien avant la construction des usines de mort de Birkenau. Ce livre, dont l’absence de réédition est une aberration intellectuelle, au moins aussi forte qu’une émission de téléréalité, propose, par le truchement de la préface de David Rousset, un résumé précis et incisif, condensé synthétique de l’approche spéculative et historique de l’écrivain, dans sa force et sa précision terminologique, mais également dans ce qu’elle escamote, qu’elle rate comme oubli du sens de la technique. On donnera tout d’abord un aperçu de cette précision, et ce d’autant plus que le livre ne se trouve guère: « L’authenticité de la société qui se révèle ici est indéniable. Ce récit serait-il de pure fiction que son auteur ne pourrait être qu’un familier de la société concentrationnaire. Une familiarité que le vécu seul rend possible;  mais que l’ingéniosité enrichie par beaucoup de lectures ne parviendra jamais à recréer. En le lisant, je me suis brusquement retrouvé dans des habitudes depuis longtemps enfouies; je réentendais la langue qui se parlait alors, le ton des voix; les gestes revenaient spontanément; j’étais chez moi. Pourtant, je ne suis pas un ancien d’Auschwitz. C’est un premier trait saisissant que l’uniformité de la vie sur tout l’espace concentrationnaire. La permanence de la faim, qui fait de la bouffe l’obsession des obsessions et le grand rituel des fortunés. L’air vif  des petits matins, qui mord la peau après la puanteur nocturne des Blocks. L’intuition des catastrophes. Le compte et le décompte sans fin des Kommandos. L’art d’échapper aux coups. L’art plus difficile encore de faire semblant de travailler. Les cris. L’énorme variété des cris. En allemand. En russe. En polonais. Dans le sabir des camps. L’incroyable richesse des jurons et les bousculades dans le froid du Waschraum. La longue marche vers les chantiers. Les hurlements des Kapos. La solitude totale dans une totale absence de solitude. Etre en constante alerte. Guetter le SS. Guetter la sentinelle. Trouver la planque. La vigueur brutale des Russes et leur imprévisibilité. Et la bouffe, toujours la bouffe. La longue file des « musulmans » à la porte du Revier; une mort latente qui se fait puante dans la déjection des corps ruinés. Les « musulmans » sont dans le mépris des autres, parce que leur faiblesse est hagarde, qu’ils embarrassent, qu’ils encombrent, qu’ils n’en finissent pas de crever. La prévision de la mort est un savoir répandu. Chacun sait qu’il reste peu de jours à celui qui vend son pain pour une cigarette. Le repos du dimanche harcelé par les brimades. Le soir, à l’appel sous la tempête de neige, l’orchestre sur la grande place. La Tour. Les convocations sinistres à la Tour. Et les potences. A Helmstedt, la SS pendait les jeunes Russes pour délit de fuite dans notre Block.  Ils restaient pendus toute la nuit. je voyais les corps de ma paillasse, mais je n’en dormais pas moins. »

Le déporté « s’emploie dans l’esquive à survivre »… Justesse de la formule, car il n’y a ni révoltés vivants, ni indignés conscients, ni révolutionnaires agissants: « L’indignation est une force nécessaire tant que demeure la possibilité de changer le monde. Il y a dans la société concentrationnaire des révoltés (ils ont choisi la mort pour l’affirmer), il ne peut y avoir de révolutionnaires. La profondeur de l’oppression et le non sens du refus. » Les Grecs avaient tort, la tragédie n’est pas dans la distribution d’un destin divin, mais dans un silence qui s’apparente à un cri continuel que personne ne peut entendre, raison pour laquelle, le déporté retrouve la modalité du possible comme arbitraire, modalité de l’immonde. Rousset reprend, à cet égard, une formule des Jours de notre mort devenue avertissement notoire: « C’est une vertu de la société concentrationnaire d’établir d’emblée que tout est possible. » Sens de l’être comme néant, arbitraire du possible contre arbitral du réel, arbitral composé par l’homme dans le socle fragile, dans le vernis de la civilisation éclatée, quand surgit l’im-monde contre l’hymne monde dans une seule et même structure.

Bien plus, le déporté retrouve, au-delà des façons d’être, de l’espace démonté de ce qui est montré par les sociétés, un fond non seulement mondain, comme sens de l’être, mais un fond anthropologique: « Kielar ne moralise pas. Ce serait futile. C’est une autre vertu de cette société que d’arracher les masques. » Oui, une société! parce que « la délégation de pouvoir et la transformation de la collectivité des détenus en main d’oeuvre sont les deux facteurs qui transmutent les camps en société. » Rousset fait du camp une société fondée sur le possible, c’est-à-dire fondée sur rien, une sociologie fondée sur une ontologie, c’est-à-dire une sociologie infondée et infondable. Il identifie le sens de l’être comme néant, sans apercevoir ce qui fait problème, ce qui gît au sein de ce sens: la question de la technique c’est-à-dire la technique comme fin en soi.

Rousset rate la question de la technique comme sens de l’être, comme exploitation d’un fond parce qu’il la pense d’une manière purement anthropologique, comme moyen au service d’une fin. Or, ce qui surgit comme fond, comme fin, comme néant, c’est la chambre à gaz. Milner la montre, cette chambre à gaz, mieux que la scène des douches de Spielberg, « En vérité, la seule manifestation absolument pure de la toute-puissance de la technique, c’est précisément la chambre à gaz. Invention sans but militaire, sans but économique, sans but politique, sans théorie scientifique spécifique, elle fournit la seule preuve incontestable que la technique s’impose à tout, qu’elle peut faire de tout son moyen, bien loin qu’elle soit la servante de quoi que ce soit. »  (Le Juif de savoir).

En tant que moyen au service d’une fin, on peut comprendre que Rousset écrit que « La chambre à gaz répond au problème posé par le nombre et par le temps, rien de plus. Je ne vois pas que cette mort soit d’une autre qualité, d’une autre nature que la mort par la faim, par l’épuisement sous les coups, par la corde ou par piqûre. Femmes et enfants sont non moins morts et bien morts par ces morts-là. » 

Cependant, faire de la technique une question, c’est savoir que l’acception instrumentale de la technique dit quelque chose de son fonctionnement, mais rien de sa nature comme autoréalisation et exploitation d’un fond, fond qui renvoie à la question du sens de l’être. Si la technique s’impose aujourd’hui à tout et à tous, c’est qu’elle n’est pas moyen, mais fin, c’est qu’elle n’est pas forme, mais fond, et qu’elle impose son être comme fond, c’est-à-dire comme fondé sur rien d’autre qu’elle-même. La technique, comme liée à la question de l’être, relève du sens de l’être comme néant et abîme l’homme dans son être, l’engouffre en tant que moyen au service de la technique.

Si ce saut herméneutique de l’essence de la technique peut paraître complexe, on s’inquiétera davantage en concevant que les applications contemporaines de ce raisonnement sont omniprésentes. Dit très simplement, l’économie, c’est-à-dire la loi de l’offre et de la demande comme fin en soi, loi technique, s’impose à l’homme et le réifie comme moyen. Lloyd Shapley, un des récents prix Nobel d’économie, déclare que l’économie n’est pas un moyen au service du progrès humain, mais un moyen au service de l’économie.

Comment s’étonner que les structures anthropologiques, sociologiques et métaphysiques de la Shoah ne fassent pas vraiment l’objet d’un devoir de mémoire alors que la modernité y verrait constamment le reflet de ce qu’elle est? Même pas une caricature, un autoportrait débarrassé de l’image qu’elle a d’elle-même…Kertész en a dit quelque chose.

Le négationnisme des chambres à gaz ne relève pas seulement d’un révisionnisme historique, mais du refus absolu, a priori, de ce qui fait problème au coeur même de la Shoah et de sa pointe ultime. Comme l’écrit Adorno, « Vu la teneur de ces expériences, l’affirmation d’un sens tel qu’il est formellement posé dans la métaphysique devient de l’idéologie, c’est-à-dire une consolation vide qui remplit une fonction très précise dans le monde tel qu’il est, à savoir celle de maintenir les hommes à leur place. »

« Jedem das Seine »

portail d’entrée du camp de concentration de Buchenwald.

« A chacun sa place, à chacun son dû ».

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

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