Shoahnanas et la quenelle ou pour en finir avec la fureur alimentaire?

J’aimerais expliquer l’immense intérêt de ne pas se placer immédiatement sur le terrain moral pour traiter de la question alimentaire de la « Shoahnanas » et de « la quenelle ». S’il y a une idée qu’il faut retenir de Vidal-Naquet, c’est que dès l’instant où l’on s’attaque à la Shoah, le problème doit être impérativement traité sur le terrain scientifique. A certains égards, il s’y réduit: clinique et critique de la Shoah.

Depuis quelques mois déjà, en France, les spectacles de Dieudonné proposés, entre autres, au théâtre de la Main d’Or, affichent complets. L’engouement est certain et ne se dément pas. Il s’appuie sur une opposition bien pratique au « système » et sur des attaques qui cherchent à opposer les communautés et les souffrances, avec une stigmatisation suraiguë de la communauté juive. Partir de ce fait, c’est dire l’essentiel de ce qui se joue dans le titre alimentaire de cet article, alimentaire à  conserver avant la date de péremption, puisqu’il se présente comme un produit.

Si l’on prend le phénomène dans l’ordre chronologique, Dieudonné explique Shoahnanas par le fait que la Shoah est un génocide comme les autres, mais qui cache les autres génocides et plus largement les autres souffrances des hommes. L’esclavage d’Afrique et le colonialisme européen relèverait d’un génocide au sens large, (je ne suis pas responsable de l’usage forcé et dévoyé de ce mot, j’essaie de mettre en valeur une analyse qui n’est pas la mienne) à ceci près que celui-ci, personne n’en parle et qu’il n’a obtenu aucune réparation. Le génocide juif est insupportable à Dieudonné parce qu’on en parle tout le temps et qu’il a obtenu réparation. Il faut donc le discréditer et passer à autre chose, sachant que la population française d’origine africaine, et plus précisément la population d’origine maghrébine, sera réceptive à ce type de raisonnement. Ici, les souffrances sont en concurrence, en compétition, et j’avoue mon admiration secrète devant le caractère formel de la fureur alimentaire, relevant de la plus grande tradition des grands duos de la gastronomie française: Soral épluche les oignons et Dieudonné pleure.

Bien plus, le sionisme devient une notion usitée, dès l’instant où l’on pense la Shoah comme raison d’être du peuple juif pour se protéger des ennemis éventuels, y compris par la conquête de territoires et la construction de colonies. Ce dernier point permet de relier la problématique de la Shoah au conflit israélo-palestinien et à la situation géopolitique de la Palestine.

Or, ce raisonnement repose sur une ignorance complète de la spécificité de la Shoah: spécificité juridique, administrative, technique, spécificité moderne en somme. Dit autrement, la Shoah n’est pas un génocide comme les autres parce qu’elle a rapport à la modernité comme optimisation des moyens (juridiques, administratifs et techniques, ce dernier point le distinguant radicalement des autres génocides du XXème siècle, y compris du génocide rwandais) indépendamment des fins (du sens).

Paradoxalement, l’obnubilation du discours moral s’accentue encore avec  la loi Gayssot du 13 juillet 1990. Les négationnismes ne peuvent pas exprimer leurs idées, développer ce qu’ils appellent leurs arguments, de sorte que ceux-ci finissent par avoir une valeur magique, dès l’instant où on cherche à faire taire les négationnismes alors qu’ils veulent soi-disant parler. C’est pourtant sur le terrain rationnel et scientifique qu’il faut traiter la question de la Shoah, sans quoi elle est inévitablement dévoyée aux profits d’intérêts arbitraires fondés sur le ressentiment. Le côté pervers de la loi Gayssot est de penser immédiatement que le négationnisme est mal. Non, Immédiatement, le négationnisme ou révisionnisme est faux, et c’est parce qu’il est faux, qu’il constitue non seulement une erreur, mais une faute. Le problème demeure donc bien scientifique avant d’être moral.

J’avoue être surpris devant le peu de pédagogie dont fait preuve le discours public et je ne parle pas des réseaux sociaux où la communication est omniprésente, mais le dialogue impossible. Tout se passe comme si la société moderne refusait de rendre compte de la Shoah parce qu’elle voit en quelque sorte le reflet d’elle-même, de ses mécanismes et de ses structures, dans le renversement de la raison comme perfection des moyens. Ici, mon travail sur une Philosophie de la Shoah cherche à déchirer sa chrysalide pour voler de ses propres ailes. Il trouve, hélas, une raison d’être insoupçonnée, un « kairos », selon l’expression grecque.

Passons d’un aliment à un autre et, d’emblée, la quenelle comme le Dieu Vishnou prend des allures protéiformes qu’il ne faut pas chercher à nier. Il y a, me semble-t-il deux moments dans le discours des « quenelliers » (sic).  Premier moment, une critique du système, le constat d’une dissolution démocratique et républicaine qui n’est pas neuve mais qui est profondément patente. Qu’est-ce que la démocratie quand le peuple se contente de valider en aval des décisions qui sont prises sans lui? Qu’est-ce que la république quand l’idée d’intérêt commun se trouve désagrégée par le tissu social et que le social, du point de vue moderne, n’est que du sociétal?  « Ce qu’on fait aujourd’hui de la démocratie n’a pas grand-chose à voir avec la res publica ; je parlerais plutôt de démocratie de marché. » (Imre Kertész, Sauvegarde, 2012). Il est très probable que la quenelle joue ici simplement le rôle d’une opposition simple et passive, d’une servitude volontaire qui marque sa limite, d’une attitude « cool » et finalement conformiste.

Deuxième moment, la désignation d’un bouc émissaire du système mondialisé, le vieux truc, le vieux machin, le vieux cadavre qu’on profane: le complot judéo-maçonnique. Une fois de plus, il s’agit de reprendre la question du point de vue de la connaissance. Ce qui caractérise l’idée de système moderne en général et le système économique mondial en particulier, c’est son autonomie. Lloyd Shapley, récent prix Nobel d’économie, résume ce point dans une formule lapidaire: « L’économie n’est pas au service de l’homme, mais au service de l’économie. » Le système s’optimise et se « régule » de lui-même ou, mieux, se régale de lui-même, et il n’y a plus vraiment d’agent en amont, de sujet; « tout est agir », selon la formule de Nietzsche. L’extrême complexité des logiciels logico-mathématiques, censée assurer un ordre de bourse plus rationnel que celui qui serait les résultats de facteurs humains, est paradigmatique. Autonomie d’un système où la technologie est rendue indépendante de l’homme. Autonomie d’un système qui montre que nous n’avons pas compris ce qui en jeu dans l’essence de la technique, dont la définition classique, moyen au service d’une fin, est complètement caduque. Ici, encore, la réflexion sur l’essence de la technique qu’on trouve dans La Philosophie de la Shoah aurait sans doute quelque chose à dire. Mais peut-elle encore parler à un monde qui ne veut pas entendre et qui « fonctionne » comme un bit informatique, dont les caractères seraient 1 et 0, 1 pour la marque des crises, 0 pour la désignation de bouc émissaire?

La fureur alimentaire ne touche pas seulement la désignation de bouc-émissaire, mais la société tout entière. Qu’a-t-on retenu par exemple de l’oeuvre d’Imre Kertész, pourtant célébré à juste titre? Qu’en a-t-on tiré? Cette oeuvre monumentale que Soral dénigre alors qu’il ne l’a même pas lue (ce sont ses dires dans son dernier livre), l’a-t-on consommée sans la digérer? Kertész se plaignait d’être devenu une marque et une marchandise depuis sa nobélisation. Définitivement, les choses bien connues ne nous sont pas connues…à commencer par la Shoah elle-même, dont on invoque le devoir moral de mémoire en escamotant celui de la connaissance: « Auschwitz est la plus fidèle expression de la modernité. » (Imre Kertész, Sauvegarde, 2012).

Publié par

Didier Durmarque

Didier Durmarque est professeur de philosophie en Normandie. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont la plupart sont des approches de la question de la Shoah. Moins que rien (2006), La Liseuse (2012) étaient des approches littéraires et romanesques de la question du néant, de l’identité et de la culture à partir de la Shoah. Philosophie de la Shoah (2014) Enseigner la Shoah: ce que la Shoah enseigne (2016) et Phénoménologie de la chambre à gaz (2018) constituent une tentative de faire de la Shoah un principe de la philosophie.

8 réflexions au sujet de « Shoahnanas et la quenelle ou pour en finir avec la fureur alimentaire? »

  1. Bonjour Didier, Je n’ai pas bien compris ou vous voulez en venir en qualifiant la Shoah de « génocide pas comme les autres ». Si le simple fait qu’il soit « relativement » récente par rapport à d’autres, cette différence chronologique suffit-elle à en faire un massacre différent des autres ? Ou ce sont les moyens mis en oeuvre qui la mettent à part ? Merci

    1. Bonjour;

      – Etre passé d’abord par le droit (détermination de qui est Juif, confiscation, expropriation, déportation sont des moments juridiques).
      – Avoir pris la technique comme une fin au service de la rationalisation des massacres (on récupère tout ce qu’on peut récupérer) et comme optimisation pure (perfection des moyens par le gazage et effacement des traces).
      – Passer par une fonctionnarisation, une bureaucratie, une dématérialisation de la responsabilité, où du chef de gare, de celui qui met un tampon dans son bureau pour faire partir un train, jusqu’au S.S., tout le monde participe mais personne n’assume la décision, sauf un ou quelques-uns…alors que le génocide s’appuie sur un processus général, massif et visible.

      Ces trois points sont propres à la Shoah, même si vous pourrez trouver des penseurs qui cherchent des ponts avec le génocide rwandais par exemple (Rabinovitch, Hilberg). Bien cordialement.

      1. D’accord mais, on retrouve cela dans bien d’autres faits qui ont causé l’éradication de populations, si je reprends vos points :

        1 = Etre passé d’abord par le droit : les colons européens n’ont-il pas expropriés des terres, africaines comme americaines ou australienne ? déporter des millions d’esclaves parcequ’ils étés noirs ? allant même jusqu’a justifier cela par une propagande acharnée disant que « le noir n’est pas un homme » ? ou encore l’expropriation de régions du moyen orient par d’autres européens à la chute de l’empire ottoman ?

        2 = Avoir pris la technique comme une fin au service de la rationalisation des massacres : Il est vrai que des moyens plus modernes ont étés utilisés par les nazis que ceux mis en place par les européens pour l’extermination des populations americaine ou encore une fois australienne par exemple. Cependant les colons européens on bien utilisés les armes chimiques modernes de leur époques pour faire disparaitres les populations autochtones de leur « nouveau monde » non ? Ou encore, même si le but n’est pas l’extermination (bien qu’il n’y pas eu moins de morts…) la création, l’expansion l’aménagement des ports européens pour la traite d’esclaves, qui on participés à l’essor de villes comme bordeaux, nantes ou la rochelle ? Parlons des bombes atomiques sur des civils, moyens les plus modernes de l’époque qui en terme de morts à la seconde mettent les nazis au rang d’élèves face au maitres americains ?

        3 = la fonctionnarisation : je pense qu’encore une fois l’exemple des siècles de traite négrière et de son institutionnalisation, sa logistique internationale, de sa propagande, ou de son code noir, permettent de mettre en évidence qu’ils n’y à pas que contre des juifs que des nations on organisés une logistique, une administration afin de nuir à un groupe de population. Même si le but de la traite n’était pas « directement » la mort des africains, c’est bien ce que plus de 50 millions on trouvés. Pour ce qui est des americains, pas de chiffres officiels, justes des approximations qui sont du même ordre.

        La barbarie nazi et les compétences des allemands quand à cette rationnalisation du massacre sont à glacer le sang, je ne peut qu’être d’accord, seulement je ne pense pas que la Shoah soit à part des autres atrocités commises par les bons européens…

        1. Je comprends vos remarques, mais le processus d’esclavage, aussi ignoble et inique soit-il, visait la domination et l’exploitation, pas la destruction. Bien sûr, qu’elle pouvait avoir lieu, mais ce n’est pas le but du colonialisme.

          Très souvent, la force a prévalu sur le droit ou on se contentait du droit du plus fort.

          Ce que j’entends par technique ce n’est pas un moyen au service d’une fin, mais une optimisation des moyens qui est elle-même sa propre fin. Par exemple, aujourd’hui, a-t-on le choix de ne pas avoir de compte bancaire, d’Internet, etc? Il y a, dans la technique, un processus qui impose des conditions d’existence et qui dépasse donc son statut classique d’utilité. Ce point se donne à voir dans l’analyse de la Shoah.

          Bien cordialement.

          1. Très bien merci, je pense que c’est une question d’époque et de developpement industriel, qui à amené des nouveaux procédés, une nouvelle notion de rendement peut etre, qu’ils on froidement appliquée dans ce cas présent. Et ce qui m’a fait réagir c’est que pour moi, l’extermination des americains aurait été organisée de la même maniere, si cela avait été à la même époque.

  2. Donc on est plutôt d’accord ! sauf sur le point du revisionisme. Je ne pense pas que prendre tout ce qu’on rapporté les vainqueurs de la guerre, donc les ennemies d’hitler, donc leur propagande, comme verité absolue soit la meilleure des options. Merci à vous

    1. Bonjour;

      J’essaie autant que faire se peut de me baser, ni sur la vérité absolue, ni sur la propagande, mais sur la science de l’histoire. Ce n’est pas tant l’évolution technologique que le fait que la technique est utilisée pour elle-même! qui est hautement problématique. Bien cordialement.

  3. Merci pour ces clarifications bien utiles en ces jours ou le bon sens commun parrait parfois avoir quelques soucis a se faire.Aussi, la dimension ultime de la shoah n est pas incompatible avec la justesse de la demande que justice soit faite concernant les crimes
    de l esclavage et du colonialisme. Bien au contraire les reparations obtenues par les juifs apres 50 ans de haute lutte doivent servir de precedant historique.

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