Jamais les gens normaux ne pourraient comprendre. Ils vivent en surface. Pas seulement de conventions sociales. Mais d’autres bien plus profondes. Insoupçonnées. Les conventions où la vie la plus intime se tolère. Leur dire: la vérité, c’est que la victime comme le bourreau étaient ignobles; que la leçon des camps, c’est la fraternité de l’abjection; que si toi tu ne t’es pas conduit avec le même degré d’ignominie, c’est que seulement le temps a manqué et que les conditions n’ont pas été tout à fait au point; qu’il n’existe qu’une différence de rythme dans la décomposition des êtres: que la lenteur du rythme est l’apanage des grands caractères, mais que le terreau, ce qu’il y dessous et qui monte, monte, monte, c’est absolument, affreusement, la même chose. Qui le croira? D’autant que les rescapés ne le sauront plus. Ils inventeront, eux aussi, des images d’Epinal. De fades héros en carton pâte. La misère de centaines de milliers de morts servira de tabou à ces estampes. Impossible à supporter.
David Rousset, Les Jours de notre mort, Hachette littératures 1993, p.742.