Le débat artificiel et presque forcé, Arendt contre Lanzmann, obscurcit les causes véritables de la Shoah.
Le dernier film de Lanzmann intitulé Le Dernier des injustes revient sur le cas des Judenräte, par le truchement de son dernier survivant, Benjamin Murmelstein, et plus précisément d’une interview vibrante et alerte qui eut lieu en 1975 à Rome.
Attaqués pour leurs rôles dans l’extermination des leurs, particulièrement par Arendt, les Judenräte trouvent, en la personne de Murmelstein, un avocat possible.
Sa défense, assez simple, tient, entre autres, au fait que le tribunal militaire de Prague de 1946 l’ait acquitté, estimant n’avoir aucune charge à son encontre : « Vous avez le droit de me condamner, mais pas celui de me juger. » Dissociation entre la morale et le droit, entre le privé et le public qui marque d’ores et déjà un problème, problème que Levi nommait « zone grise », zone où la responsabilité est à repenser, limite du droit positif face à la dématérialisation bureaucratique de la responsabilité, quand un fonctionnaire agit sous le couvert d’une hiérarchie qu’il ne maîtrise pas.
Lanzmann lui fait remarquer que sa stratégie de survie est, à peu de choses près, celle des autres présidents des Judenräte, par exemple celle de Rumkowski du ghetto de Lodz : se rendre indispensable, travailler pour survivre « und so weiter ». On sait que cette argumentation ne résiste pas à l’analyse historique et des milliers de Juifs en ont été victimes.
Deux choses sont particulièrement frappantes dans la figure de Murmelstein. D’abord, son rôle, le fait qu’il soit un fonctionnaire dans la chaîne de décision, dans la chaîne organisationnelle, et, en tant que fonctionnaire, Murmelstein ne se rend pas compte des tenants et des aboutissants de ses décisions. Ce faisant, il confirme la structure administrative et bureaucratique de la Shoah. Distant, presque froid, sardonique, est-il vraiment si loin de la figure d’Eichmann qu’il juge comme un « démon », lui qui est un « dinosaure » ?
Ensuite, l’idée qu’il défend et qu’il nomme est le réalisme, le pragmatisme et il s’appuie, pour le faire, sur la tradition littéraire. Il nomme Sancho Panza contre Don Quichotte. Ce réalisme s’étaye sur l’idée de Murmelstein, selon laquelle il ne croyait pas que les Nazis étaient capables d’exterminer les Juifs en masse. Cette assertion relève de l’illusion humaniste, elle recouvre le problème inhérent au processus de la Shoah, problème qui n’est pas souvent pensé comme tel et qui rend possible, dans l’histoire, une autre extermination de ce genre.
Murmelstein se montre intelligent, érudit dans son argumentation, usant de métaphore didactique. Il insiste sur l’indigence de la position d’Arendt, concernant Eichmann. Eichmann n’était pas un homme banal, mais un homme violent, corrompu et démoniaque. Ce faisant, il ne comprend pas la thèse d’Arendt, comme Lanzmann s’obstine également à ne pas la comprendre. A leur décharge, la thèse de la banalité du mal, entredeux entre le concept et le stéréotype, est équivoque, mais elle met l’accent sur le fait que la Shoah n’est pas fondamentalement un problème de volonté individuelle, mais de structure : juridique, bureaucratique, technique, mise en valeur par le travail d’Hilberg et de Bauman. La charge d’Arendt contre les Judenräte est bien évidemment excessive et caricaturale, mais elle ne justifie pas qu’on fasse de même à l’encontre de ses thèses.
Le vocabulaire de Murmelstein est relatif à l’illusion humaniste qui veut que l’homme ne peut détruire en masse les membres de sa propre espèce, sinon il n’est pas vraiment de sa propre espèce. Or, c’est bien l’humanité des nazis qui nous fait honte, comme le dit Levi dans l’Asymétrie et la vie. C’est leur humanité qui leur a permis d’être des Nazis. On recouvre ici le problème dont il est question : « Les humanistes, ça ferme toujours les yeux au bon moment, quand elle (l’humanité) se montre sous son vrai jour. Après ils disent: c’est pas elle, c’est les nazis! C’est pas elle, c’est Staline! C’est jamais elle, elle n’est jamais dans le coup pour eux. » (Romain Gary, la danse de Gengis Cohn)
A la stratégie de Murmelstein de restaurer à plusieurs reprises le camp de Therensienstadt au bénéfice de la propagande nazie, mais surtout, à ses yeux, au profit de meilleures conditions de vie des déportés, nous nous contenterons d’évoquer les paroles de Rudolf Vrba dans le film Shoah de Lanzmann : « Je compris alors que l’amélioration de la situation dans le camp de concentration ne freinait en rien le processus d’exécution de masse. En conséquence, mon idée du mouvement de Résistance et sa finalité était celle-ci : l’amélioration n’est qu’une première étape, le mouvement de Résistance a pleinement conscience que l’objectif essentiel est de stopper le processus d’extermination, la machinerie de meurtre. Et donc l’heure est à l’organisation, au regroupement de forces afin d’attaquer les SS de l’intérieur, même s’il s’agit d’une mission suicide, il faut détruire la machinerie ! » C.Q.F.D.
Quelqu’un devait le faire … cela s’applique au Judenräte et à la police juive des ghettos. Le verdict de l’histoire devrait se baser sur un examen des motivations et des décisions prises – étaient-elles vraiment désintéressées? Il y a une énorme différence entre essayer de sauver sa peau aux dépens des autres et oeuvrer pour le bien de la communauté dans des conditions difficiles. Calel Perechdonik, lui, était bien conscient de cette différence.