CHANTE !
Chante, chante! Prends ta harpe, vide, creuse et légère,
Sur ses cordes fines jette tes doigts pesants,
Coeurs lourds de douleur, et chante le dernier chant,
Chante les derniers Juifs d’Europe sur cette terre.
Comment chanter? Comment ouvrir la bouche et chanter,
Moi qui suis resté seul et dernier-
Ma femme et mes enfants, mes deux petits- horreur!
M’étreint l’horreur…On pleure! J’entends au loin des pleurs…
Chante, chante! Lève haut ta voix brisée de douleur,
Cherche! Monte Le trouver là-haut, s’Il y est encore-
Et chante, chante-Lui le chant dernier du Juif dernier-
Il a vécu, est mort, sans sépulture, et n’est plus!…
Comment chanter? Comment lever ma tête roide?
Ma femme déportée, et mon Bentsion, et Yomele, un enfant,
Ils ne sont plus à mes côtés, et ne me quittent pas un instant!
Ô ombres noires de mes seules lumières, ombres aveugles et froides!
Chante, chante une dernière fois encore sur cette terre,
Jette la tête en arrière, vrille sur Lui ton regard lourd,
Et chante une dernière fois, joue pour Lui sur ta harpe légère:
De Juifs il n’en est plus! Exterminés, à jamais disparus!
Comment chanter? Comment lever les yeux,
Ce regard figé en ma tête pétrifiée? Une larme gelée
Reste collée sur mon oeil vitreux…Elle veut s’arracher, veut couler,
Et ne peut se détacher, ne peut tomber…Dieu, mon Dieu!
Chante, chante, lève haut vers le ciel aveugle ton regard blanc,
Comme s’il était encore dans les cieux d’un Dieu…Fais-Lui signe,
Comme si brillait encore sur nous une haute splendeur qui nous illumine!
Assis sur les ruines de ton peuple assasiné, lance ton chant!
Comment chanter, quand le monde m’est un désert?
Comment jouer, les mains tordues de désespoir?
Où sont mes morts? Je cherche mes morts, ô Dieu en chaque dépotoir,
En chaque tas d’ordures, en chaque tas de cendres – où êtes-vous, mes morts?
Criez du fond des sables, de sous chaque pierre criez,
De toute poussière, de toute flamme, de toute fumée –
C’est votre sang et votre sève, c’est la moelle de vos os,
C’est votre chair et votre vie! Criez, criez bien haut!
Des entrailles des bêtes dans la forêt, des poissons dans la rivière,
Qui vous ont dévorés – criez! Du fond de la fournaise, criez, grands et petits, criez,
Je veux entendre votre voix, je veux un cri de douleur, un hurlement de colère,
Je veux une clameur: crie, peuple juif assassiné, crie, lance ton cri!
Ne crie pas vers le ciel, il t’écoute aussi peu que ce tas d’immondices, la terre…
Ne crie pas vers le soleil, cette lanterne sourde…Ah, si je pouvais éteindre ses feux
Comme on éteint la lampe en ce repaire d’assassins désert!
Mon peuple, tu m’éclairais bien mieux, combien plus lumineux!
Ô montre-toi, mon peuple, apparais, tends les mains
Hors des fosses profondes et longues où sur des milles tu t’entasses
En rang serrés, couche sur couche, inondé de chaux et brûlé,
Montez! Sortez des profondeurs, des strates les plus basses!
Venez tous, de Treblinka, d’Auschwitz, de Sobibor,
De Belzec, de Ponar, venez d’ailleurs encore, et encore et encore!
Les yeux exorbités, le cri figé, un hurlement sans voix – sortez
Des marais, des boues profondes où vous gisez enlisés, des mousses putréfiées…
Venez, desséchés, broyés, moulinés, venez, prenez place,
Faites cercle autour de moi, ronde immense, longue sarabande,
Grandes-pères, grands-mères, pères, mères, portant vos enfants au giron,
Venez ossements juifs, réduits en poudre et pains de savon!
Apparaissez, surgissez à mes yeux, venez tous, venez,
Je veux vous voir tous, je veux vous contempler, je veux sur vous,
Sur mon peuple, mon peuple assassiné, jeter mon regard muet, atterré-
Et je vais chanter…Oui…A moi la harpe – je joue!
Vittel, 3-5 octobre 1943. Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné. Déporté et gazé à Auschwitz en avril 44.