Ce qui s’est produit dans les camps dépasse tellement le concept juridique de crime que, le plus souvent, on a tout simplement omis de considérer la structure juridico-politique spécifique dans laquelle ces événements se sont produits. Le camp de concentration est ce lieu où s’est réalisée la plus absolue conditio inhumana qu’il nous ait jamais été donné de connaître sur terre: c’est, en dernière analyse, ce qui compte, pour les victimes comme pour la postérité. Nous suivrons ici délibérément une orientation opposée. Au lieu de déduire, des événements qui s’y sont produits, la définition des camps, nous nous demanderons plutôt: qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridico-politique pour que de tels événements aient pu trouver leur lieu? On sera ainsi amené à considérer le camp de concentration non pas comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (encore que susceptibles, le cas échéant, de résurgence) mais, d’une certaine façon, comme la matrice cachée, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore.
Sur les horreurs commises dans les camps, la bonne question ne consiste donc pas à se demander hypocritement comment des crimes si atroces ont pu être commis contre des êtres humains: il serait beaucoup plus honnête, mais surtout beaucoup plus utile, de chercher par quelles procédures juridiques et par quels dispositifs politiques des êtres humains ont pu être si totalement privés de leurs droits et de leurs prérogatives, au point que tout acte commis à leur encontre a cessé d’apparaître délictueux – alors, en effet, tout était vraiment devenu possible.
Giorgio Agamben: Homo Sacer, Seuil, 1997, p. 179 et 184.