En marge de la Shoah, les données concernant la déportation et la torture des homosexuels sont imprécises et font l’objet d’un intérêt très mesuré de la part des historiens, des sociologues, des philosophes, et a fortiori des politiques.
Les rares études introduisent une fourchette allant de 5000 à 15000 déportés, dont plus de la moitié n’ont pas survécu.
L’article de Michel Celse et de Pierre Zaoui Négation, dénégation: la question des « triangles roses » (Consciences de la Shoah, Kimé, 2000) a le mérite de réintroduire cet aspect de la déportation en relation avec l’absence de reconnaissance publique, absence de valorisation, c’est-à-dire absence de mémoire.
« D’après les rares témoignages qui sont aujourd’hui accessibles, il semblerait que les homosexuels connurent dans les camps des humiliations et des exactions, de la part des SS et des Kapo, voire de certains autres déportés, parfois bien supérieures à celle des autres déportés: viols, coups, exclusions, défiance généralisée, expérimentations médicales (notamment la monstrueuse et particulièrement létale castration par rayons X, ou encore les traitements aux hormones); et il semblerait ainsi que bien peu d’entre eux purent sortir vivant des camps. Même si le crime commis à l’encontre des homosexuels fut quantitativement et systématiquement « moindre » que celui commis à l’encontre des Juifs et des Tsiganes (car, aussi douloureux que cela puisse être, on ne combat pas le négationnisme en refusant les distinctions, même dans l’horreur), on ne saurait donc le considérer comme un « détail de l’histoire », comme ce fut pourtant globalement le cas dans l’historiographie officielle de ces cinquante dernières années. »
Pire! L’effroi concernant la déportation des homosexuels est inexistant dans la « communauté » homosexuelle elle-même. Plus équivoque encore, les modes vestimentaires cette « communauté » utilisent les symboles de la déportation et la recouvrent au lieu de la révéler, l’oublie, la nie par ignorance au lieu de la revendiquer: « Les homosexuels peuvent porter un triangle rose chaque jour en pleine rue, sur T-shirt ou en pin’s au revers de la veste, sans que cela ne fasse scandale pour personne, sauf celui de s’afficher publiquement homosexuel. Mais pour nul passant ce triangle n’opérera spontanément comme un intolérable rappel des crimes nazis à l’égard des homosexuels, que ce passant a, au demeurant, toute chance d’ignorer complètement. Pour l’homosexuel qui le porte, ce triangle n’exprime pas non plus la douleur du souvenir des homosexuels exterminés il y a cinquante ou soixante ans, ce triangle ne véhicule pas d’abord l’image de la boue et du sang des camps. Sa signification est médiate, le symbole d’alors ne dit pas « n’oublions jamais » ce qui s’est produit entre 1933 et 1945, mais bien que ce qui s’est produit a été si bien ignoré, que depuis, tout se passe comme si rien ne s’était passé: le triangle rose, invention des nationaux-socialistes pour marquer de manière infamante leurs victimes, n’est pas là pour témoigner du passé, mais du présent. »
Quand le devoir de mémoire se base sur une méconnaissance, il rend possible la reproduction indéfinie des faits oubliés ou méconnus, et ce d’autant plus qu’on pense les connaître. Devoir de mémoire, sans mémoire, devoir essentiellement moral, au détriment de la connaissance. Les marges de la Shoah font bien partie du texte de la Shoah comme structure de la modernité.
Dans l’article Eduquer après Auschwitz (1966) Adorno énonce programmatiquement ce contenu comme ouverture d’une Philosophie de la Shoah: « Il faut mettre en évidence les mécanismes qui produisent les hommes capables de telles actions, il faut leur montrer ces mécanismes et tenter d’empêcher qu’ils redeviennent ainsi en leur éveillant chez chacun la conscience de ces mécanismes. »
A ceci près que l’idée de mécanisme repose une causalité et un déterminisme…tandis que la structure relève d’une raison et d’une détermination. CQFD.