Les historiens soutiennent depuis longtemps que la Shoah met en évidence une contradiction nette au coeur du nazisme: malgré le besoin désespéré de main-d’oeuvre pour alimenter la machine de guerre allemande, le régime poursuivit l’extermination massive des juifs européens. Mais il n’y avait là aucune contradiction pour les nazis les plus convaincus. L’économie et l’extermination étaient les deux faces d’une même pièce; elles étaient toutes deux nécessaires à la victoire (…)
Les prisonniers d’Auschwitz travaillaient à la construction de l’usine depuis le printemps de 1941. Au début, ils dormaient encore dans le camp principal et devaient donc faire des marches aller-retour tous les jours pendant plusieurs heures sur des routes boueuses jusqu’au chantier à quelque six kilomètres et demi de là (plus tard des trains furent aussi utilisés). Les directeurs d’IG-Farben reprochèrent à ces convois épuisants le faible rendement des prisonniers et exercèrent des pressions pour l’établissement d’un camp satellite à côté des terrains de l’usine. Après quelque hésitation les responsables SS acceptèrent sous l’influence de l’accent croissant mis par le WVHA (Office central SS pour l’économie et l’administration) sur la productivité. La construction du camp de concentration de Monowitz (ou camp de la Buna) commença à l’été de 1942 en employant le modèle classique de baraques SS, et ouvrit à la fin d’octobre. Bâti sur les ruines du village de Monowitz, le nouveau camp coûta cinq millions de reichsmarks environ; la somme fut payée par IG-Farben qui accepta aussi de fournir également des provisions et des soins médicaux. La SS, de son côté, était responsable des détenus à l’intérieur du camp et à l’extérieur (…)
Au début de 1943, le camp comptait déjà 3750 prisonniers et atteignit environ 7000 un an plus tard, en grande majorité juifs, pour environ neuf sur dix d’entre eux (…) En tout, environ vingt-cinq mille des trente-cinq mille prisonniers envoyés à Monowitz décédèrent.
IG-Farben était un partenaire actif dans la politique d’ « annihilation par le travail ». Au lieu d’améliorer l’approvisionnement des prisonniers et le traitement des malades, la compagnie reçut l’assurance du WVHA que « tous les détenus faibles pouvaient être déportés » pour être remplacés par d’autres aptes à travailler.
Les camps occupèrent une place encore plus dominante dans les procès suivants à Nuremberg. Dans celui d’IG-Farben (août 1947- juillet 1948), de hauts dirigeants furent accusés d’avoir exploité des prisonniers d’Auschwitz-Monowitz. Bien que l’instruction eût démontré que la complicité pour les crimes commis dans les camps d’enracinait profondément dans la « bonne » société allemande, les peines furent légères car les juges se montrèrent enclins à voir les inculpés comme des hommes d’affaires égarés et non des esclavagistes meurtriers (…) Des iniquités majeures entachèrent également les jugements. Plusieurs directeurs importants du WVHA et d’IG-Farben eurent des condamnations bien plus clémentes que de simples gardes et sentinelles, même s’ils avaient une plus grande part de la responsabilité générale (…) Mais en 1947-1948, quand les anciens directeurs furent jugés, l’indignation première s’était dissipée. Alors que la guerre froide faisait de l’Allemagne divisée un allié stratégique de l’Est ou de l’Ouest, la condamnation des crimes nazis devint plus indulgente et davantage d’inculpés furent complètement blanchis. »
Nikolaus Wachsmann: KL, une histoire des camps de concentration nazis, Gallimard, 2017, p. 464-465-466-467-468-821 et 824.
IG Farben a fait « mieux » puisque ce sont eux qui fabriquaient le Zyklon B, pour alimenter les chambres à gaz. Aujourd’hui IG Farben poursuit ses activités pharmaceutiques et chimiques sous le nom de Bayer.