Was ist den loss?
En reniflant, je lui explique dans mon allemand approximatif que je viens d’apprendre que mon père est au camp, alors que je le croyais en France, en liberté. Le contremaître me coupe:
-Il est interdit de pleurer. Ca rouille le matériel!
Je n’arrive pas à me calmer. Survient alors une contremaîtresse, qui me pose la même question. Le Meister lui explique la raison de mon chagrin. De son bureau vitré, le directeur de l’usine, M. Samson, a vu la scène. Il s’approche de nous et demande à son tour:
– Was ist den loss?
« Je suis incapable de lui répondre. Le Meister lui raconte ce qui se passe. Le directeur n’hésite pas une seconde:
-Qu’elle me communique le numéro de son père, dit-il, je le ferai entrer à l’usine et elle le verra.
Une initiative presque « humaine », en pleine inhumanité! Je n’en reviens pas. Je reprends espoir. Le lendemain matin, je retrouve le père G. Je lui fais part de la promesse du directeur. Il hausse les épaules, et il me dit:
– Réfléchis! Ton père est tailleur, il ne pourra jamais travailler à l’usine!
Je trouve instantanément l’objection:
-Croyez-moi que ceux qui travaillent ici sont tous des ouvriers métallurgistes? Papa sera mieux ici que dans un commando extérieur!
G. ne m’écoute pas. Quand je le revois, quelques jours plus tard. Il ne me communique pas le numéro de mon père. Il me dit seulement que papa a froid, et qu’il voudrait bien que… je lui procure un pull-over!
Qu’a cela ne tienne: je file au « Canada », le dépôt où des privilégiés trient les vêtements et bagages confisqués aux nouveaux arrivants. Une fille française plus âgée que moi de plusieurs années (je la rencontrerai au retour des camps, mais elle se gardera bien de me reconnaître!) exige deux rations de pain et une de margarine pour prix d’un pull-over. Elle aurait pu m’en faire cadeau, probablement, mais bon!… Qu’est-ce que je ne ferai pas pour venir en aide à papa! Je rassemble le montant du troc. Des copines me filent une part de leurs rations. Le compte y est. Triomphante, le lendemain, je remets au père G le produit de nos privations.
Le père G. que je ne reverrai jamais. Sinon au détour de l’usine, vêtu…du précieux pull gris!
Ida Grinspan, J’ai pas pleuré, Robert Laffont 2002, p.81-82.